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Procès Lafarge : Les Services Secrets Étaient-Ils Complices ?

Au procès Lafarge, deux témoins explosifs assurent : oui, les services français recevaient des infos précieuses de l’usine en Syrie… mais non, ils ignoraient totalement que le groupe payait Daech pour rester ouvert. Vraiment ? La défense vacille, et les révélations s’enchaînent. Jusqu’où ira le doute ?

Imaginez une usine géante plantée au cœur de la Syrie en guerre, entourée de groupes armés classés terroristes par l’ONU. Ses dirigeants français, à des milliers de kilomètres, décident de la maintenir ouverte coûte que coûte. Pour y parvenir, ils versent des centaines de milliers d’euros à ceux-là mêmes que l’armée française combat. Et pendant ce temps, les services de renseignement hexagonaux récupèrent tranquillement des informations ultra-précieuses depuis ce site improbable. Fiction ? Non : c’est l’histoire vraie qui se joue actuellement au tribunal correctionnel de Paris.

Un procès qui ébranle les certitudes

Depuis plusieurs semaines, la justice française examine l’un des dossiers les plus sensibles de ces dernières années. Une multinationale du CAC 40 et huit de ses anciens cadres sont jugés pour financement du terrorisme et violation d’embargo. L’accusation est lourde : avoir payé l’État islamique et d’autres groupes jihadistes pour que l’usine de Jalabiya, dans le nord de la Syrie, continue à tourner entre 2013 et 2014.

La défense, elle, brandit un argument choc : tout le monde savait. Diplomates, militaires, espions… selon les prévenus, l’État français était parfaitement informé et n’a jamais demandé l’arrêt des paiements. Une ligne qui, mardi dernier, a pris un sérieux coup dans l’aile.

Christophe Gomart : « Une part d’opportunisme »

L’ancien patron du renseignement militaire (DRM) entre dans la salle d’audience. Costume sombre, voix posée. Il se souvient parfaitement de la période 2013-2014. À l’époque, la France veut la chute de Bachar al-Assad. Problème : plus d’ambassade à Damas, plus d’agents sur place.

Alors quand une grande entreprise française possède encore une usine fonctionnelle au milieu du chaos, les services sautent sur l’occasion. « La cimenterie était sur le terrain », explique Christophe Gomart. Ce qui l’intéresse ? Les mouvements de l’armée syrienne, ses capacités, sa façon de combattre les rebelles et les jihadistes.

« J’avais une part d’opportunisme, je le reconnais volontiers. »

Christophe Gomart, ex-directeur du Renseignement militaire

Mais attention : il précise immédiatement qu’il n’a jamais été question d’argent. Les informations arrivaient, oui. Les paiements à l’État islamique ? Aucune trace dans ses échanges. « Le groupe a bien éclairé les acteurs du renseignement français », admet-il… sans pour autant valider la méthode.

Jean-Claude Veillard, l’homme qui parlait aux espions

Ancien commando marine reconverti dans la sûreté du groupe, Jean-Claude Veillard est l’autre témoin clé de la journée. C’est lui qui, depuis 2013, envoie régulièrement des notes aux services français. Situation sécuritaire, évolution des groupes armés, risques sur le site… tout y passe.

Il se souvient d’un comité de sûreté en septembre 2013. Dans son compte-rendu, il écrit noir sur blanc qu’il devient « de plus en plus difficile d’opérer sans négocier directement ou indirectement avec ces réseaux classés comme terroristes ». Le document est lu à l’audience. Silence dans la salle.

Mais ensuite ? Rien. Aucune réaction, aucun ordre d’arrêter. L’usine continue. Les paiements aussi. Lui affirme n’avoir découvert l’existence de ces versements qu’en août 2014, un mois avant que Daech ne prenne le site.

Le mail à « [email protected] »

Détail savoureux : dès qu’il apprend la nouvelle, Jean-Claude Veillard alerte la DGSE. Comment ? Par un mail envoyé à l’adresse… [email protected]. L’adresse fait sourire la salle, mais le contenu est sérieux. Il transmet l’information « parce qu’elle est d’importance ».

La procureure ne lâche pas : est-ce que fournir des renseignements donnait un blanc-seing à l’entreprise pour négocier avec des terroristes ? Réponse immédiate :

« Absolument pas. Ce n’est pas du tout l’esprit des services. »

Le message est clair : informer n’équivaut pas à autoriser. Collaborer sur le renseignement ne signifie pas cautionner des paiements à des groupes classés terroristes.

La stratégie de défense en péril

Ces deux témoignages fragilisent fortement la thèse des prévenus. Pendant des mois, ils ont répété que l’État était au courant de tout. Que fermer l’usine aurait été perçu comme un abandon du terrain face à Bachar. Que les services profitaient largement de la présence sur place.

Mais voilà : aucun des deux témoins n’affirme avoir su pour les paiements avant l’été 2014. Et même quand l’information remonte, elle ne change rien à la condamnation morale et juridique de la pratique.

La frontière est fine entre opportunisme géopolitique et complicité passive. Le tribunal devra trancher. Mais une chose est sûre : l’idée d’un feu vert implicite des services secrets français prend l’eau.

Pourquoi l’usine est restée ouverte si longtemps

Toutes les entreprises étrangères avaient quitté la Syrie en 2012. Toutes, sauf une. Pourquoi ce cimentier a-t-il tenu absolument à rester ? Les raisons officielles : préserver des emplois locaux, maintenir un symbole industriel français, éviter une nationalisation par le régime.

Derrière, une réalité plus crue : l’usine représentait un investissement colossal (plus de 600 millions d’euros) et tournait avec des salariés syriens motivés. La fermer aurait signifié perdre définitivement l’outil de production.

Pendant deux ans, la direction a donc choisi de payer tout le monde : intermédiaires, groupes rebelles, puis État islamique. Le montant total est estimé entre 5 et 15 millions d’euros selon les sources. Une pratique baptisée en interne « taxe de passage » ou « arrangement commercial ».

Ce que cela dit de la realpolitik française

L’affaire met en lumière une zone grise que peu de pays osent reconnaître publiquement. Quand les intérêts économiques d’une grande entreprise croisent les objectifs géopolitiques d’un État en guerre, les lignes bougent.

La France voulait des informations sur Bachar al-Assad. Elle les a eues grâce à une usine qui, pour survivre, payait ceux que nos avions bombardaient ailleurs. L’opportunisme avoué par l’ex-patron du renseignement militaire est révélateur.

Mais opportunisme n’est pas approbation. Et encore moins autorisation légale. Le tribunal devra déterminer où s’arrête la collecte d’informations et où commence la responsabilité pénale.

Les prochaines étapes du procès

Les débats se poursuivent jusqu’au 19 décembre. D’autres témoins sont attendus, dont d’anciens ministres et hauts diplomates. La question centrale reste intacte : l’État a-t-il fermé les yeux ? Ou a-t-il simplement profité, sans savoir, d’une situation qu’il n’a jamais validée ?

Chaque audition apporte son lot de nuances. Chaque mail exhumé, chaque note interne lue à voix haute, écorne un peu plus la version selon laquelle tout était connu et accepté en haut lieu.

Une certitude : ce procès dépasse largement le cas d’une entreprise. Il interroge la façon dont un pays mène sa politique étrangère quand ses intérêts économiques et sécuritaires entrent en collision dans une zone de chaos absolu.

Et vous, qu’en pensez-vous ? Un entreprise peut-elle payer des terroristes sous prétexte que ses informations servent la sécurité nationale ? La realpolitik justifie-t-elle tout ? Le débat est ouvert. Et il est loin d’être terminé.

Dans ce genre d’affaires, la vérité se situe rarement dans les extrêmes. Ni complot d’État, ni entreprise isolée. Juste une zone grise où l’intérêt national et l’intérêt privé se sont croisés… avec des conséquences dramatiques.

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