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Procès Lafarge : La Défense sur les Autorités Françaises Vacille

Au procès Lafarge, les ex-dirigeants jurent que la France savait tout et voulait garder l'usine ouverte. Jeudi, le parquet a fait vaciller cette ligne de défense. Ce que Christian Herrault a raconté à la barre… et pourquoi ça ne passe plus. À suivre, ça devient brûlant.

Imaginez une usine géante plantée au milieu du désert syrien, qui continue à tourner en 2014 alors que Daech contrôle déjà la zone. Une multinationale française qui verse des centaines de milliers de dollars à des groupes armés, dont l’État islamique, pour pouvoir continuer à produire du ciment. Et des dirigeants qui, huit ans plus tard, assurent devant un tribunal : « L’État français était au courant et ne nous a jamais demandé de partir. » C’est l’histoire incroyable qui se joue en ce moment même au palais de justice de Paris.

La ligne de défense qui était censée tout sauver

Pendant des semaines, les débats ont tourné autour des paiements. Des sommes folles versées à des intermédiaires, à des milices, puis directement à l’État islamique et à Jabhat al-Nosra pour que les employés puissent passer les checkpoints et que l’usine de Jalabiya reste ouverte.

Mais depuis jeudi, le procès est entré dans une phase décisive : la question du prétendu soutien tacite des autorités françaises. Les avocats des anciens cadres répètent depuis le début : Paris savait, Paris laissait faire, Paris avait même intérêt à ce que Lafarge reste, car on pensait que Bachar al-Assad allait tomber rapidement.

Le témoignage clé de Christian Herrault

Christian Herrault, ancien directeur général adjoint du groupe, était très attendu. Costume sombre, voix parfois tremblante, il s’est accroché au pupitre comme à une bouée.

Il a raconté ses rencontres avec Éric Chevallier, ambassadeur de France en Syrie à l’époque. D’abord niées par le diplomate pendant l’instruction, ces rencontres ont finalement été reconnues.

« En septembre 2012, en me raccompagnant, il me dit : “Vous savez, vous ne devriez pas partir parce que ça ne va pas durer.” »

Christian Herrault, à la barre

Puis en décembre 2012, Herrault dit avoir parlé du « racket des milices ». Enfin, un an plus tard, il affirme avoir prévenu l’ambassadeur que Daech participait désormais au racket. Réaction de l’ambassadeur ? Aucune surprise apparente, selon le prévenu. Juste un retour sur le futur « gouvernement transitoire » que la France espérait voir s’installer.

Pour Herrault, l’interprétation est claire : tout était bon pour faire tomber Assad, même fermer les yeux quelques mois sur des arrangements avec des groupes terroristes.

Le parquet démonte la thèse point par point

La procureure Aurélie Valente n’a pas mâché ses mots.

« Il me semble que nous avons aujourd’hui un scoop »

Aurélie Valente, parquet national antiterroriste

Elle a relevé que jamais, pendant les années d’instruction, Christian Herrault n’avait mentionné aussi clairement ces prétendues conversations. Et surtout : pourquoi aucun mail, aucun message, parmi les milliers saisis, ne fait la moindre allusion à un quelconque feu vert ou même une tolérance des autorités françaises ?

Le coup le plus dur est venu quand elle s’est tournée vers Bruno Pescheux, ancien directeur de la filiale syrienne LCS.

« M. Herrault vous avait-il fait part du fait que les autorités françaises approuvaient le maintien en Syrie, aux conditions qui étaient les vôtres, c’est-à-dire avec des paiements à des groupes armés ? »

Réponse de Pescheux, embarrassée : « Je ne peux pas répondre avec certitude à cette question. » Il dit avoir « compris » que l’ambassadeur était au courant, et que les contacts réguliers entre le responsable sûreté du groupe, Jean-Claude Veillard, et les services français le « confortaient ». Mais rien de plus.

L’argument qui ne passe plus : l’absence de traces écrites

C’est le point qui revient sans cesse et qui fragilise toute la défense : dans une entreprise où tout est tracé, où des tableaux Excel détaillent les paiements à chaque groupe armé, comment se fait-il qu’aucun document, aucun échange, ne mentionne ne serait-ce qu’une discussion avec un représentant de l’État français sur la stratégie de maintien ?

La réponse des prévenus ? Un haussement d’épaules. « On ne mettait pas tout par écrit », « c’était oral », « on n’allait pas détailler les noms des racketteurs »… Des explications qui peinent à convaincre quand on sait que, par ailleurs, les cadres n’hésitaient pas à écrire noir sur blanc « paiement EI » dans leurs comptes rendus internes.

« On n’est pas restés pour vendre du ciment »

En fin de journée jeudi, Christian Herrault, visiblement très ému, a lâché cette phrase qui résume à elle seule la difficulté de la défense :

« On n’est pas restés pour vendre du ciment. »

Il a ensuite expliqué que l’usine, implantée depuis des décennies, avait une utilité sociale, qu’elle faisait vivre des milliers de familles, qu’elle était un investissement pour le pays. Un argument humain, presque touchant… mais qui risque de peser peu face à l’accusation de complicité de crimes contre l’humanité et de financement du terrorisme.

Ce que cela dit de la realpolitik française

Au-delà du sort des prévenus, ce procès interroge la politique française en Syrie entre 2011 et 2014. La France a été l’un des pays les plus offensifs contre Bachar al-Assad. Elle a soutenu l’opposition armée, parfois sans trop regarder qui était qui.

Le fait qu’une grande entreprise française ait pu rester aussi longtemps, dans des conditions aussi extrêmes, pose question. Était-ce uniquement une décision d’actionnaires avides ? Ou y avait-il, au moins, une tolérance de certains cercles à Paris qui voyaient en Lafarge un point d’ancrage dans la Syrie « de demain » ?

Ce que l’audience de jeudi semble montrer, c’est que même si quelques diplomates ou agents ont pu fermer les yeux localement, il n’y a aucune preuve d’une validation officielle ou même informelle au plus haut niveau. Et c’est précisément ce que le parquet veut démontrer : Lafarge a agi seul, pour ses intérêts économiques, en toute connaissance de cause.

Prochaines étapes et verdict attendu

Le procès doit se terminer le 19 décembre 2025. Resteront alors les plaidoiries des parties civiles – dont plusieurs ONG qui accusent Lafarge de complicité de crimes contre l’humanité – puis celles de la défense, et enfin le délibéré.

Une chose est sûre : la thèse du « l’État savait et laissait faire » a pris un sérieux coup jeudi. Les prévenus vont devoir trouver d’autres arguments pour expliquer pourquoi ils ont choisi de payer l’État islamique plutôt que de fermer une usine devenue intenable.

Affaire à suivre de très près.

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