Imaginez une robe courte en bambou noir, portée sur scène lors d’un dernier concert chaotique à Belgrade en juin 2011. Quelques semaines plus tard, la chanteuse n’est plus là. Treize ans après, cette même robe devient le cœur d’un procès qui déchire ceux qui l’ont aimée. C’est l’histoire d’un héritage qui dépasse largement l’argent : c’est celle de la mémoire d’Amy Winehouse.
Un procès qui révèle les zones grises de l’amitié et de l’héritage
Depuis lundi, la Haute Cour de Londres entend une affaire aussi triste que médiatique. Mitchell Winehouse, père et administrateur de la succession de sa fille, poursuit en justice deux femmes qui étaient très proches d’Amy : Naomi Parry, sa styliste historique, et Catriona Gourlay, qui fut sa colocataire pendant des années.
Entre novembre 2021 et mai 2023, les deux amies ont mis aux enchères environ cent cinquante objets ayant appartenu à la star. Résultat ? Plus de 700 000 livres sterling, soit environ 800 500 euros. Des sommes colossales pour des vêtements, des accessoires, des souvenirs. Mais pour Mitchell Winehouse, cet argent aurait dû revenir à la famille et surtout à la fondation créée en mémoire de sa fille.
Des robes devenues reliques
Parmi les pièces vendues, certaines sont entrées dans la légende. La fameuse « Bamboo dress », cette petite robe noire à motifs bambous que Naomi Parry avait elle-même dessinée et qu’Amy portait lors de sa tournée catastrophe de 2011, a été adjugée 243 200 dollars. D’autres tenues de scène, des bijoux, des disques dédicacés… chaque objet portait une part de l’âme d’Amy.
Les acheteurs, souvent des collectionneurs fortunés ou des fans absolus, savaient qu’une partie des recettes (30 %) était censée aller à la Amy Winehouse Foundation, qui aide les jeunes en difficulté face à l’addiction. Pourtant, selon la plainte, cet argent n’a jamais été reversé comme prévu.
« Les enchérisseurs avaient été informés que 30 % des recettes iraient à la fondation »
Extrait de la plainte déposée par Mitchell Winehouse
Le cœur du débat : don ou prêt ?
Pour le père d’Amy, tout est clair : ces objets appartenaient à sa fille au moment de son décès. Ils font donc partie de l’héritage qu’il gère seul depuis 2011. Naomi Parry et Catriona Gourlay n’auraient jamais dû les vendre pour leur propre compte.
Mais les deux femmes racontent une tout autre histoire. Elles affirment qu’Amy leur avait offert ou prêté la majorité de ces pièces de son vivant. Des gestes spontanés, typiques de la générosité débordante de la chanteuse quand elle se sentait bien.
Leur avocat, Ted Loveday, a résumé la situation avec une image simple devant la cour :
« Si une jeune femme de 19 ans donne une écharpe ou des boucles d’oreilles à son amie, personne ne signe de contrat. »
Difficile de prouver un don verbal fait il y a quinze ou vingt ans, dans l’intimité d’un appartement londonien ou en coulisses d’un concert. Il n’existe ni acte notarié, ni témoin formel. Juste des souvenirs et des émotions.
Naomi et Catriona, les gardiennes de l’image d’Amy
Naomi Parry n’était pas une simple styliste. C’est elle qui a créé le style unique d’Amy : les robes moulantes ultra-courtes, les imprimés rétro, le eye-liner XXL, les chignons beehive vertigineux. Elle connaissait chaque détail de la garde-robe de son amie et en a conçu une grande partie.
Catriona Gourlay, elle, partageait le quotidien d’Amy avant la gloire planétaire. Elle a vu la jeune fille timide de Camden devenir une icône mondiale, puis sombrer. Elles ont ri, pleuré, voyagé ensemble. Quand Amy rentrait d’une tournée épuisée, elle laissait souvent des vêtements chez Catriona, parfois en disant « garde-la, elle te va mieux ».
Pour elles, vendre ces objets n’était pas une façon de s’enrichir sur le dos d’une morte. C’était préserver une mémoire vivante, permettre à des fans du monde entier de posséder un morceau d’Amy, tout en faisant vivre la fondation… même si l’argent n’est jamais arrivé jusque-là.
Un père multimillionnaire contre deux femmes « qui se serrent la ceinture »
L’avocate de Naomi Parry, Beth Grossman, n’a pas hésité à jouer la carte émotionnelle devant les jurés. Elle a souligné l’énorme différence de situation financière : Mitchell Winehouse a reconnu être multimillionnaire grâce aux droits d’auteur et à l’exploitation post-mortem de l’œuvre de sa fille.
De l’autre côté, Naomi et Catriona vivraient modestement. La vente de ces objets représentait pour elles une bouffée d’oxygène, voire une forme de reconnaissance tardive de tout le travail accompli auprès d’Amy, souvent gratuitement ou très mal payé à l’époque.
Le chiffre choc : La robe de Belgrade, portée un mois avant la mort d’Amy, a été vendue 16 fois son estimation initiale. Preuve que la légende continue de fasciner… et de rapporter.
Des négociations qui ont mal tourné
Au départ, Mitchell Winehouse ne réclamait pas tout. Il avait proposé un arrangement à l’amiable : 30 % des recettes pour lui et la fondation, le reste pour les deux femmes. Un compromis raisonnable, semblerait-il.
Mais Naomi et Catriona ont refusé. Elles estiment avoir agi en toute bonne foi et ne pas devoir un centime. Devant ce refus, le père d’Amy a durci le ton : il réclame désormais la totalité des 730 000 livres, plus les intérêts et les frais de justice.
Le procès, qui doit se terminer vendredi, promet des rebondissements. Les avocats vont encore s’affronter sur la valeur exacte des objets, sur la provenance de chaque robe, sur les intentions réelles d’Amy à l’époque.
Au-delà de l’argent, la question de la mémoire
Ce qui rend cette affaire particulièrement poignante, c’est qu’elle dépasse la simple bataille juridique. Elle touche à quelque chose de plus profond : qui a le droit de raconter l’histoire d’Amy Winehouse ? Qui peut prétendre la connaître vraiment ?
Pour Mitchell Winehouse, protéger l’héritage de sa fille passe par le contrôle total des objets et de l’image. La fondation qu’il dirige porte le nom d’Amy et perpétue son combat contre l’addiction, cause de sa mort à seulement 27 ans.
Pour Naomi et Catriona, ces vêtements ne sont pas que des reliques commerciales. Ce sont des souvenirs vivants, des bouts de vie partagée. Les vendre, c’était aussi une façon de dire au monde : « nous étions là, nous l’avons aimée avant que le monde entier ne l’aime ».
Quel que soit le verdict – qui ne sera rendu que dans plusieurs mois –, cette affaire laisse un goût amer. Elle rappelle que derrière chaque icône disparue trop tôt, il y a des proches qui se battent pour un morceau de souvenir. Et parfois, l’amour le plus sincère se transforme en guerre froide devant un tribunal.
Amy, elle, chantait You Know I’m No Good. Elle n’imaginait probablement pas que treize ans après sa mort, ses robes continueraient de faire couler autant d’encre… et de larmes.









