Imaginez une matinée ordinaire à Addis-Abeba, un avion qui décolle sous un ciel clair, et soudain, six minutes plus tard, le silence absolu. Cent cinquante-sept vies éteintes en un instant. C’est cette réalité brutale qui hante encore les familles des victimes du vol Ethiopian Airlines ET302, et qui les a conduites jusqu’à un tribunal de Chicago, des années après la tragédie.
Un Procès Historique pour les Familles Endeuillées
Le lundi matin, à 8h30 précises, les portes du tribunal fédéral de Chicago s’ouvrent sur une scène inédite. Pour la première fois, Boeing doit affronter un jury dans un procès civil lié au crash d’un 737 MAX 8. Après avoir évité quatre audiences similaires grâce à des accords financiers de dernière minute, l’avionneur américain se retrouve cette fois dos au mur.
Le juge Jorge Alonso, qui centralise l’ensemble des plaintes civiles déposées après l’accident, préside cette audience cruciale. Huit jurés, sélectionnés parmi cinquante habitants de l’Illinois, du Wisconsin et de l’Indiana, auront la lourde tâche de déterminer le montant des indemnisations. Les délibérations pourraient durer une dizaine de jours.
Les Deux Plaintes au Cœur du Procès
Deux dossiers spécifiques sont examinés en priorité. Celui de Shikha Garg, une consultante indienne de 36 ans travaillant pour un programme de développement des Nations unies. Elle se rendait à Nairobi pour l’Assemblée des Nations unies pour l’environnement lorsqu’elle a péri dans l’accident.
Shikha était en début de grossesse. Elle s’était mariée trois mois plus tôt et avait participé aux négociations de l’accord de Paris sur le climat en 2015. Son mari, qui devait initialement voyager avec elle, avait annulé son billet pour un rendez-vous professionnel. Le destin en a décidé autrement.
Le second dossier concerne Mercy Ndivo, une Kényane de 28 ans qui retournait à Londres pour la cérémonie de remise de son master en comptabilité. Elle voyageait avec son mari et laissait derrière elle une fillette qui approche aujourd’hui de ses huit ans.
« Nous anticipons que les deux affaires prévues vont être examinées comme prévu lundi »
Robert Clifford, avocat principal de l’affaire Ndivo
Une Procédure Judiciaire Complexe
Pour comprendre l’ampleur du dossier, il faut remonter à la genèse des plaintes. Entre avril 2019 et mars 2021, les proches de 155 victimes sur 157 ont déposé des actions en justice contre Boeing. Les motifs invoqués : mort injustifiée, négligence, et responsabilité dans la conception défectueuse de l’appareil.
Le juge Alonso a organisé les plaintes en groupes de cinq à six dossiers pour simplifier la procédure. Chaque groupe devait faire l’objet d’un procès distinct. Mais Boeing a systématiquement conclu des accords amiables avant les audiences, annulant ainsi les procès précédents.
Cette fois, les négociations ont échoué. Lors d’une audience préparatoire le 29 octobre, l’avocat principal de Boeing, Dan Webb, a reconnu que les positions étaient « très éloignées » dans les cinq dossiers en cours. Aucun terrain d’entente n’a été trouvé avant l’ouverture du procès.
Chronologie des Évènements Clés
- 10 mars 2019 : Crash du vol ET302 d’Ethiopian Airlines, 157 morts
 - Avril 2019 – Mars 2021 : Dépôt de 155 plaintes civiles contre Boeing
 - 29 octobre dernier : Audience préparatoire, échec des négociations
 - Lundi matin : Ouverture du premier procès civil
 
Le Rôle Central du Logiciel MCAS
Au cœur des accusations : le système MCAS (Maneuvering Characteristics Augmentation System). Ce logiciel antidécrochage, conçu pour compenser les caractéristiques aérodynamiques du 737 MAX, est pointé du doigt dans les deux crashes majeurs de l’appareil.
Boeing a reconnu sa responsabilité dans l’accident d’Ethiopian Airlines, admettant que « la conception du MCAS a contribué à ces événements ». Le même logiciel était impliqué dans le crash de Lion Air en octobre 2018, qui avait fait 189 victimes en Indonésie.
Ces deux catastrophes, survenues à cinq mois d’intervalle, avaient conduit à l’immobilisation mondiale de la flotte 737 MAX pendant près de deux ans. Un épisode désastreux pour la réputation de Boeing et pour la confiance du public dans l’aviation commerciale.
Les Enjeux Financiers Colossal
Boeing affirme avoir conclu des accords amiables pour plus de 90% des plaintes civiles liées aux deux accidents. L’entreprise dit avoir versé « plusieurs milliards de dollars » en indemnisations, en plus des sommes allouées dans le cadre d’une procédure pénale au Texas.
Dans ce volet pénal, Boeing et le ministère de la Justice américain attendent la décision du juge Reed O’Connor sur un accord transactionnel. C’est déjà le troisième accord soumis depuis 2021. Sa validation mettrait définitivement fin aux poursuites pénales fédérales.
Mais pour les familles qui refusent les accords amiables, le procès civil représente bien plus qu’une question d’argent. C’est une quête de reconnaissance publique de la responsabilité de Boeing, et une volonté de comprendre comment une telle tragédie a pu se produire.
« L’avionneur a accepté la responsabilité de l’accident car la conception du MCAS a contribué à ces événements »
Position officielle de Boeing
Une Audience Chargée d’Émotion
Dans la salle d’audience, l’atmosphère est lourde. Des proches des victimes sont présents et ont été présentés au groupe de jurés potentiels par le juge. Leur présence silencieuse rappelle à tous l’enjeu humain derrière les débats juridiques.
Chaque camp dispose de 90 minutes pour ses propos d’ouverture : 45 minutes pour chaque plaignant, et 90 minutes pour Boeing. Les avocats vont devoir convaincre huit jurés ordinaires, issus de la vie quotidienne, de la justesse de leur cause.
Trois autres dossiers étaient en réserve, prêts à remplacer les deux principaux en cas d’accord de dernière minute. Mais ils seront finalement reprogrammés. Le procès actuel se concentrera exclusivement sur les cas de Shikha Garg et Mercy Ndivo.
| Victime | Âge | Nationalité | Situation Personnelle | 
|---|---|---|---|
| Shikha Garg | 36 ans | Indienne | Consultante ONU, enceinte, mariée récemment | 
| Mercy Ndivo | 28 ans | Kényane | Mère d’une fillette, master en comptabilité | 
Les Conséquences à Long Terme
Au-delà de ce procès spécifique, c’est tout le système de certification des avions commerciaux qui est remis en question. Comment un défaut aussi critique a-t-il pu passer inaperçu ? Quelles leçons Boeing a-t-il réellement tirées de ces drames ?
Les familles espèrent que ce procès fera jurisprudence. Même si Boeing a déjà modifié le MCAS et repris les livraisons du 737 MAX, les questions de transparence et de responsabilité demeurent. Chaque verdict pourrait influencer les onze plaintes encore ouvertes.
Le procès peut encore aboutir à un accord hors tribunal, même en cours d’audience. Son unique objectif : déterminer le montant des indemnisations. Mais pour les familles, l’enjeu dépasse largement la dimension financière. C’est une question de mémoire et de justice.
Un Tournant pour l’Aviation Commerciale
Ce procès marque un tournant. Pour la première fois, des jurés ordinaires vont examiner en détail les décisions techniques prises par Boeing. Ils devront comprendre les mécanismes complexes du MCAS, les choix de conception, et leurs conséquences tragiques.
Les experts techniques seront appelés à la barre. Les rapports d’enquête éthiopiens et américains seront disséqués. Les familles auront enfin l’occasion de faire entendre leur version des faits, au-delà des communiqués de presse et des accords confidentiels.
Quel que soit le verdict, ce procès restera dans les annales de l’aviation. Il illustre les limites du système actuel de régulation et la nécessité d’une plus grande transparence dans l’industrie aéronautique. Les 157 victimes du vol ET302 ne reviendront pas, mais leur mémoire pourrait changer l’avenir des vols commerciaux.
À Suivre : Les Prochaines Étapes du Procès
Sélection définitive des jurés mardi matin
Propos d’ouverture des avocats dans la foulée
Auditions des témoins et experts techniques
Délibérations du jury sur les indemnisations
Le monde entier suit cette affaire. Des familles de 35 nationalités différentes ont été touchées par cette tragédie. Leur combat pour la justice transcende les frontières et rappelle que derrière chaque statistique, il y a une histoire humaine.
Shikha Garg rêvait d’un avenir avec son enfant à naître. Mercy Ndivo voulait offrir un meilleur futur à sa fille. Leurs espoirs ont été brisés en six minutes. Le procès de Chicago ne ramènera pas ces vies, mais il pourrait au moins leur offrir la dignité d’une reconnaissance publique.
Six ans après le crash, la quête de justice continue. Et elle se joue maintenant dans une salle d’audience de Chicago, sous le regard attentif de huit jurés ordinaires qui détiennent entre leurs mains le pouvoir de faire évoluer l’histoire de l’aviation commerciale.
            








