Dans les hauteurs verdoyantes du Dhofar, une région isolée du sud d’Oman, des voix s’élèvent sous une tente colorée. Des hommes en robes blanches, symboles d’une tradition millénaire, récitent des poèmes dans une langue que peu comprennent encore : le jibbali, aussi appelé shehri. Cette langue ancestrale, parlée par à peine 2 % des 5 millions d’habitants du sultanat, est bien plus qu’un simple moyen de communication. Elle est un pont vers le passé, un trésor culturel menacé d’extinction. Comment une poignée de poètes et de militants parviennent-ils à maintenir cette flamme linguistique allumée face à la modernité ?
Une Langue Ancienne au Cœur du Dhofar
Le Dhofar, avec ses montagnes escarpées, son désert aride du Rub al-Khali et ses côtes battues par l’océan Indien, a longtemps été un rempart naturel pour le jibbali. Cette région, frontalière du Yémen, a permis à cette langue sémitique sudarabique de survivre loin des influences extérieures. Contrairement à l’arabe, langue dominante à Oman, le jibbali possède sa propre grammaire et syntaxe, façonnées par des siècles d’isolement géographique.
Selon les chercheurs, le jibbali est antérieur à l’arabe et plonge ses racines dans un passé préislamique. Il a servi à transmettre des récits épiques, des proverbes et des poèmes, qui constituent aujourd’hui un patrimoine immatériel précieux. Pourtant, avec seulement 120 000 locuteurs, cette langue est classée comme « en danger » d’extinction. Pourquoi ? Parce que, malgré son importance culturelle, elle n’est ni enseignée à l’école ni suffisamment documentée.
La Poésie : Gardienne de la Mémoire
Dans les villages du Dhofar, la poésie jibbali est bien plus qu’un art. C’est un acte de résistance culturelle. Sous une tente, des hommes comme Khaled Ahmed al-Kathiri, un poète passionné, récitent des vers anciens repris en chœur par leurs compagnons. Ces poèmes, souvent improvisés, racontent des histoires de courage, d’amour et de la vie dans les montagnes.
« La poésie jibbali est un moyen pour nous de préserver notre langue et de la transmettre aux jeunes générations. »
Khaled Ahmed al-Kathiri, poète omanais
Ces gatherings poétiques ne sont pas de simples spectacles. Ils sont des moments de communion où les mots, portés par des mélodies traditionnelles, ravivent un vocabulaire oublié. Des termes désuets, des expressions poétiques et des métaphores complexes reprennent vie, captivant même les plus jeunes. Les enfants, présents lors de ces récitals, chantonnent ces vers, intégrant inconsciemment la langue de leurs ancêtres.
Un Débat Identitaire : Jibbali ou Shehri ?
Le jibbali, parfois appelé shehri, suscite des débats passionnés parmi ses locuteurs. Certains soutiennent qu’il s’agit d’un dialecte de l’arabe, tandis que d’autres, comme le chercheur Ali Almashani, affirment qu’il s’agit d’une langue à part entière. Cette distinction n’est pas anodine : elle touche à l’identité même des habitants du Dhofar.
Pour Ali Almashani, le jibbali-shehri est une langue sémitique sudarabique, distincte de l’arabe par sa structure et son histoire. Il souligne que son isolement géographique a permis de préserver des caractéristiques linguistiques uniques. Cependant, ce même isolement, qui a protégé la langue pendant des siècles, ne garantit plus sa survie face à la mondialisation et à l’influence croissante de l’arabe standard.
Le jibbali, un trésor linguistique façonné par les montagnes, le désert et l’océan, risque de s’éteindre si les efforts de préservation ne s’intensifient pas.
Les Enjeux de la Transmission
Dans les foyers du Dhofar, le jibbali reste la langue du quotidien pour beaucoup. Les parents s’adressent à leurs enfants dans cette langue, leur apprenant chansons populaires et poèmes anciens dès le plus jeune âge. Cette transmission orale est essentielle, car elle ancre la langue dans la vie quotidienne.
Pour Saïd Chamas, un militant de 35 ans, élever ses enfants dans un environnement jibbali est une priorité. Sur les réseaux sociaux, il partage des contenus sur le patrimoine dhofari, sensibilisant à l’importance de préserver cette langue. « Si tout le monde autour de vous parle le jibbali, de votre père à votre grand-mère, c’est cette langue que vous parlerez naturellement », explique-t-il.
Pourtant, cette dynamique familiale ne suffit pas. Sans un enseignement formel ni une documentation rigoureuse, le jibbali risque de suivre le chemin du bathari, une autre langue du Dhofar aujourd’hui parlée par seulement deux ou trois personnes. Ce constat alarmant pousse les défenseurs de la langue à agir.
Des Initiatives pour Sauver le Jibbali
Face à la menace d’extinction, des efforts émergent pour documenter et revitaliser le jibbali. Le plan économique Vision 2040 d’Oman place la préservation du patrimoine au cœur de ses priorités, offrant un espoir pour les langues minoritaires. Des chercheurs comme Ali Almashani travaillent à la création d’un dictionnaire trilingue (jibbali-arabe-anglais) de 125 000 mots, avec une version numérique intégrant des fonctions de prononciation.
Ces initiatives, bien que prometteuses, se heurtent à des défis de taille. Le manque de ressources, l’absence d’enseignement scolaire et la domination de l’arabe dans les sphères publiques limitent leur portée. Pourtant, l’enthousiasme des jeunes générations, qui préfèrent parfois parler le jibbali à l’arabe, est un signe encourageant.
Défi | Solution envisagée |
---|---|
Absence d’enseignement scolaire | Intégration du jibbali dans les programmes éducatifs |
Manque de documentation | Création d’un dictionnaire trilingue |
Influence de l’arabe | Promotion via les réseaux sociaux et événements culturels |
Un Patrimoine Vivant
Le jibbali n’est pas seulement une langue ; il est le reflet d’une identité, d’un mode de vie et d’une histoire. Les poèmes et chants qui résonnent dans les montagnes du Dhofar sont des capsules temporelles, transportant des récits d’un passé lointain. Chaque vers récité, chaque mélodie entonnée est un acte de préservation, un défi lancé à l’oubli.
Les initiatives comme celles d’Ali Almashani ou de Saïd Chamas montrent que la communauté du Dhofar est déterminée à ne pas laisser mourir cet héritage. Mais la route est encore longue. Sans un soutien institutionnel fort et une mobilisation collective, le jibbali pourrait rejoindre la liste des langues disparues, emportant avec lui une partie de l’âme du Dhofar.
Pourtant, l’espoir persiste. Les voix des enfants qui chantent en jibbali, les poètes qui improvisent sous les tentes, et les chercheurs qui documentent chaque mot rappellent que la lutte pour la survie d’une langue est aussi une lutte pour l’identité. Le jibbali, porté par la poésie et le chant, continue de vibrer dans les montagnes d’Oman. Jusqu’à quand ?