Imaginez vivre à vingt kilomètres du premier bureau France Travail, trente-cinq de la CAF la plus proche, et que votre voiture rende l’âme. Du jour au lendemain, plus de revenus décents, plus de moyens de déplacement, et personne pour vous tendre la main. Cette situation, que beaucoup croient réservée aux grandes villes, ronge en silence des milliers de familles dans nos campagnes.
Quand la précarité frappe là où on ne l’attend pas
Jean-Luc (le prénom a été changé) n’avait jamais imaginé finir ainsi. Salarié stable, il menait une vie ordinaire dans un petit village de l’Oise. Puis la vie a basculé : il récupère la garde exclusive de sa fille de 8 ans. Les horaires de son emploi ne collent plus avec ceux de l’école. Il démissionne pour ne pas la laisser seule. Et c’est la chute.
En quelques mois, cet homme de quarante ans se retrouve à compter chaque euro. « C’est tout pour ma fille. Je saute des repas pour qu’elle mange à sa faim. Si j’ai dix euros, c’est pour sa coupe de cheveux à elle, pas la mienne », confie-t-il, la voix cassée.
« Le plus dur, c’est l’essence. Sans voiture, je suis prisonnier du village. Avec, je n’ai plus d’argent pour vivre. »
Des kilomètres qui tuent l’espoir
Dans certaines zones rurales de l’Oise, le bureau France Travail le plus proche peut se trouver à plus de 40 kilomètres. Les transports en commun ? Inexistants ou réduits à deux passages par jour. Résultat : des milliers de personnes décrochent complètement du système d’aides.
Beaucoup ignorent même leurs droits. D’autres renoncent à les faire valoir, découragés par la distance et le coût du trajet. On appelle cela la non-recours aux droits : en France, près de 30 % des personnes éligibles au RSA n’en bénéficient pas. En campagne, ce chiffre explose.
Les travailleurs pauvres, les parents isolés, les seniors aux petites retraites : tous se retrouvent piégés dans un cercle vicieux. Pas de voiture → pas de déplacement → pas d’accès aux services → aggravation de la précarité → encore moins de moyens pour une voiture.
Ruralis : le van qui change des vies
Face à ce désastre silencieux, une association de l’Oise a décidé d’agir différemment. Les Compagnons du Marais ont répondu à un appel à projets de l’État et lancé, début 2025, le dispositif Ruralis.
Le principe est simple et révolutionnaire : deux conseillères en insertion sillonnent les routes départementales à bord de vans aménagés en bureaux mobiles. Elles stationnent sur les places de villages, devant les mairies, les écoles ou les épiceries. Leur mission ? Aller chercher les « invisibles » là où ils vivent.
Elles aident à monter les dossiers RSA, allocations familiales, prime d’activité. Elles orientent vers les formations, proposent même parfois une aide d’urgence alimentaire ou carburant. En quelques mois, plus de 300 personnes ont été remises dans le droit commun.
« On voit des gens qui pleurent en apprenant qu’ils avaient droit à 400 € par mois depuis des années sans le savoir », raconte une des conseillères.
Des histoires qui se ressemblent toutes
Derrière Jean-Luc, il y a Martine, 62 ans, veuve, qui vit avec 800 € de retraite dans une longère sans isolation. Elle n’a plus pris le bus depuis trois ans, trop cher. Il y a aussi Karim, ancien ouvrier agricole, au chômage technique depuis la fermeture de l’exploitation voisine. Il y a Sophie, mère de trois enfants, séparée, qui jongle entre deux jobs à temps partiel à 25 km de chez elle.
Tous partagent le même sentiment : celui d’avoir été oubliés. Pas assez pauvres pour les restos du cœur des grandes villes, pas assez riches pour vivre dignement.
Ils ne font pas la manche dans le métro.
Ils ne dorment pas sous les ponts.
Ils vivent dans des maisons parfois jolies de l’extérieur.
Mais à l’intérieur, le frigo est vide et le chauffage coupé dès octobre.
La fracture territoriale, ce mal français
La France compte encore des déserts médicaux, des déserts bancaires, des déserts numériques… Et maintenant, on parle ouvertement de déserts administratifs. Dans certains cantons ruraux, il n’y a plus un seul guichet France Travail à moins de 50 km.
Les politiques publiques, conçues pour les grandes agglomérations, oublient trop souvent que 33 % des Français vivent hors des pôles urbains. Le télétravail a sauvé certains, mais pas ceux qui n’ont ni ordinateur ni connexion correcte.
Le rapport 2024 de l’Observatoire des territoires pointait déjà cette bombe à retardement : la pauvreté rurale progresse deux fois plus vite que la pauvreté urbaine depuis dix ans.
Et demain ?
Le dispositif Ruralis, financé jusqu’en 2026, prouve qu’une solution simple et humaine peut fonctionner. Mais deux vans pour tout un département, c’est une goutte d’eau. Les associations demandent une généralisation nationale : des France Services mobiles, des conseillers itinérants, des bornes administratives dans chaque mairie.
En attendant, Jean-Luc a enfin obtenu son RSA et une formation de cariste financée et, pour la première fois depuis deux ans, il a mangé à sa faim hier soir. Sa fille a eu droit à une vraie coupe chez le coiffeur. Il sourit timidement : « Je commence à revoir la lumière. »
Dans l’Oise comme ailleurs, la précarité rurale n’est plus une fatalité. Elle devient un enjeu politique majeur. Car personne ne devrait avoir à choisir entre nourrir son enfant et mettre de l’essence pour aller chercher du travail.
La campagne française est belle sur les cartes postales. Derrière les champs de blé et les clochers, il y a des hommes et des femmes qui se battent en silence. Il est temps de les voir.









