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Pont sur le Détroit de Messine : l’Italie Défie-t-elle l’Europe ?

Le gouvernement Meloni veut construire le plus long pont suspendu du monde pour relier la Sicile au continent. Coût : 13,5 milliards €. Mais la Cour des comptes italienne vient de déclarer que le projet viole les règles européennes… Va-t-il être stoppé net ?

Imaginez un pont long de plus de trois kilomètres, suspendu entre deux tours hautes comme la tour Eiffel, qui relierait enfin la Sicile au reste de l’Italie. Un rêve caressé depuis l’époque romaine, relancé sous Berlusconi, puis abandonné, et qui resurgit aujourd’hui sous Giorgia Meloni. Sauf que, cette fois, la plus haute juridiction financière du pays vient de déclarer que le projet, dans sa forme actuelle, viole carrément le droit européen.

Un projet titanesque qui divise depuis cinquante ans

Le détroit de Messine, cette langue d’eau tourmentée entre la pointe de la botte et la Sicile, fait rêver les ingénieurs depuis des décennies. Les courants violents, les séismes fréquents et la profondeur abyssale n’ont jamais découragé les partisans d’un lien fixe. En août dernier, le comité interministériel pour la programmation économique a donné son feu vert définitif à une version modernisée du projet : un pont suspendu à six voies routières et deux voies ferrées, pour un budget officiel de 13,5 milliards d’euros.

Pour les défenseurs du projet, c’est l’occasion historique de sortir le Mezzogiorno de son sous-développement chronique. Pour les opposants, c’est surtout une aberration financière et écologique.

Pourquoi la Cour des comptes dit stop

Fin octobre, la Cour des comptes italienne avait déjà refusé d’enregistrer le décret gouvernemental. Ses motivations détaillées, publiées il y a quelques jours seulement, sont accablantes. Selon elle, deux violations majeures du droit européen sont caractérisées.

Première accusation : le gouvernement a contourné la procédure normale d’évaluation environnementale européenne en invoquant des « raisons impératives d’intérêt public supérieur ». Cette dérogation existe bien dans la directive Habitats, mais elle est strictement encadrée. Or, les justifications avancées (développement économique, désenclavement) ne sont, selon la Cour, ni suffisamment étayées ni validées par les organismes techniques compétents.

« Les hypothèses concernant les différentes raisons d’intérêt public ne sont pas validées par les organismes techniques et ne sont pas étayées par une documentation adéquate »

Cour des comptes italienne, novembre 2025

Deuxième grief : l’explosion des coûts (+ de 300 % par rapport au projet initial) et le changement complet de schéma de financement auraient dû entraîner un nouvel appel d’offres européen. En conservant l’ancienne procédure, l’exécutif s’est placé, toujours selon la Cour, en infraction avec les directives sur les marchés publics.

Un impact environnemental sous-estimé ?

Le détroit de Messine n’est pas un simple bras de mer. C’est une zone classée Natura 2000, un corridor migratoire essentiel pour les cétacés et un site où se concentrent des espèces protégées. Le WWF italien n’a pas manqué de saluer la décision de la Cour des comptes, estimant que la procédure suivie par le gouvernement violait clairement les réglementations environnementales.

Les opposants rappellent aussi le risque sismique majeur : la zone est parmi les plus actives d’Europe. Un pont de cette ampleur, avec des pylônes de 400 mètres, devrait résister à des secousses que même les normes les plus strictes peinent à anticiper.

13,5 milliards d’euros : un gouffre financier annoncé ?

Le coût a été multiplié par plus de cinq depuis les premières estimations des années 2000. À l’époque, on parlait de 3 à 4 milliards. Aujourd’hui, les 13,5 milliards annoncés sont considérés par beaucoup comme un minimum. Les expériences passées (ligne à grande vitesse Naples-Bari, MOSE de Venise) montrent que les grands travaux italiens finissent presque toujours bien au-delà du budget initial.

Et qui paiera en cas de dérapage ? L’État italien, déjà lourdement endetté, alors que le plan de relance européen touche à sa fin et que les marges de manœuvre budgétaires se réduisent comme peau de chagrin.

Les chiffres clés du projet

  • Longueur de la travée principale : 3 300 mètres (record mondial)
  • Hauteur des pylônes : 400 mètres
  • Coût estimé : 13,5 milliards €
  • 6 voies routières + 2 voies ferrées
  • Délai annoncé : mise en service prévue en 2032

Le gouvernement va-t-il plier ?

Juridiquement, Rome peut passer outre l’avis de la Cour des comptes. L’enregistrement n’est pas obligatoire pour lancer les travaux. Mais politiquement, ignorer un tel signal serait explosif. D’abord parce que cela exposerait l’Italie à une procédure d’infraction devant la Cour de justice de l’Union européenne, avec amendes à la clé. Ensuite parce que cela donnerait des arguments en or aux oppositions interne et régionale.

Le gouvernement a déjà fait savoir qu’il y avait « largement matière à clarification ». Traduction : on va tenter de corriger le tir sans tout recommencer. Reste à savoir si la Commission européenne acceptera de fermer les yeux ou si elle saisira l’occasion pour rappeler Rome à l’ordre.

Et la Sicile dans tout ça ?

Sur l’île, l’opinion est partagée. Beaucoup rêvent d’un désenclavement réel : aujourd’hui, traverser le détroit en ferry peut prendre des heures en haute saison. Un pont changerait la vie quotidienne et boosterait le tourisme. Mais d’autres craignent l’arrivée massive de camions, la bétonisation des côtes et la disparition du caractère insulaire.

À Reggio de Calabre, même fracture. Les promesses d’emplois massifs font rêver. Les souvenirs du pont inachevé de l’époque Berlusconi (des piliers abandonnés rouillent encore dans l’eau) font douter.

Ce qui est sûr, c’est que le débat dépasse largement la technique ou l’économie. Il touche à l’identité même du Sud italien : peut-on enfin sortir du retard historique ou faut-il accepter que certaines régions restent à l’écart du grand marché européen ?

Pour l’instant, le plus long pont suspendu du monde reste suspendu… à une décision politique. Giorgia Meloni a fait de ce chantier un symbole de sa volonté de « faire » et de redresser le Sud. Mais entre les règles européennes, les contraintes budgétaires et les risques réels, le rêve pourrait bien se transformer en cauchemar.

Une chose est certaine : les prochains mois seront décisifs. Soit Rome trouve un compromis acceptable avec Bruxelles et la Cour des comptes, soit le projet repart pour des années de bataille juridique et politique. Et pendant ce temps, les ferries continueront de traverser le détroit, comme depuis des millénaires.

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