Imaginez un pays où le président bloque presque une loi sur cinq adoptées par le Parlement. Un pays où le chef de l’État n’a même pas encore rencontré le président ukrainien alors que la guerre fait rage à la frontière. Un pays où l’on se déchire sur le droit des chiens à ne pas être attachés, sur l’éolien ou sur l’avortement. Ce pays existe : c’est la Pologne d’aujourd’hui, prise dans une cohabitation politique d’une violence rare.
Une cohabitation qui tourne au cauchemar institutionnel
Depuis l’arrivée au pouvoir de la coalition centriste menée par Donald Tusk fin 2023, la Pologne vit sous une tension permanente. Le nouveau président, Karol Nawrocki, élu en 2025 avec le soutien de l’opposition nationaliste, a décidé de faire de son veto une arme absolue. En quatre mois seulement, il en a déjà utilisé dix-sept. Un record absolu dans l’histoire démocratique polonaise.
Ce chiffre donne le vertige : jamais un chef de l’État n’avait à ce point paralysé le travail législatif. Et la majorité parlementaire, qui ne dispose pas des 60 % nécessaires pour contourner ces vetos, se retrouve pieds et poings liés.
Karol Nawrocki, le président qui dit non à tout
Élu avec l’appui du camp national-conservateur, Karol Nawrocki se présente comme le dernier rempart de la souveraineté polonaise. Il critique ouvertement le gouvernement, accuse Bruxelles de vouloir réduire les États membres à l’impuissance et se revendique proche de certaines idées portées outre-Atlantique par Donald Trump.
Ses vetos ne se limitent pas à des sujets symboliques. Ils touchent des domaines aussi variés que :
- Le statut des réfugiés ukrainiens
- Le marché de l’énergie
- La régulation des cryptomonnaies
- Le code électoral
- La création d’un nouveau parc national
- La libéralisation du marché de l’éolien
- L’interdiction de garder les chiens attachés en permanence
Même des mesures soutenues par une large majorité de l’opinion publique sont bloquées. Le message est clair : le président entend peser de tout son poids, bien au-delà du rôle traditionnellement représentatif dévolu au chef de l’État en Pologne.
« Cette cohabitation fait penser à une route cabossée où se bousculent le président, le Premier ministre et le Parlement »
Ewa Marciniak, politologue à l’Université de Varsovie
Donald Tusk face à un mur
De l’autre côté, le gouvernement de Donald Tusk tente de tenir les promesses faites pendant la campagne de 2023. Il s’était engagé à défaire huit années de réformes nationalistes qui avaient valu à la Pologne de multiples procédures de Bruxelles pour atteinte à l’État de droit.
Mais chaque avancée se heurte au veto présidentiel. Le gouvernement accuse Karol Nawrocki de vouloir étendre ses pouvoirs au-delà de ce que prévoit la Constitution et de pratiquer un « sabotage législatif » systématique.
Le blocage est particulièrement visible sur les sujets de société. Quatre projets de loi visant à assouplir la législation sur l’avortement – l’une des plus restrictives d’Europe – ont été déposés depuis 2023. Aucun n’a abouti, tous menacés par le veto présidentiel.
Une diplomatie à deux voix qui affaiblit Varsovie
Le plus préoccupant reste sans doute la politique étrangère. Dans un pays qui partage une longue frontière avec l’Ukraine en guerre, la cohérence est vitale. Or, elle fait cruellement défaut.
Karol Nawrocki s’oppose clairement à une adhésion rapide de l’Ukraine à l’UE et à l’OTAN. Il n’a toujours pas rencontré Volodymyr Zelensky, alors que la Pologne reste l’un des plus fermes soutiens de Kiev et la principale plaque tournante de l’aide militaire occidentale.
Le président a récemment appelé à une révision des traités européens, accusant Bruxelles de priver les États membres de leur souveraineté – à l’exception, selon lui, de l’Allemagne et de la France. Des propos immédiatement désavoués par le ministre des Affaires étrangères Radoslaw Sikorski, qui a rappelé que ces déclarations n’engageaient en rien la diplomatie officielle polonaise.
« Ce double discours provoque une certaine confusion chez nos partenaires et rend la politique étrangère de la Pologne sans doute plus faible »
Piotr Buras, Conseil européen des relations étrangères
Des blocages qui touchent la vie quotidienne
Au-delà des grands principes, les vetos présidentiels ont des conséquences très concrètes. La libéralisation du marché de l’éolien, pourtant attendue pour accélérer la transition énergétique, reste bloquée. La création d’un nouveau parc national, largement soutenue par la population, est gelée.
Jusqu’à la question du bien-être animal : une loi interdisant de garder les chiens attachés en permanence a été retoquée, malgré un large consensus societal. On atteint là des niveaux de blocage qui frisent l’absurde.
17 vetos en 4 mois
Un record historique qui place Karol Nawrocki loin devant tous ses prédécesseurs
Vers un apaisement par la force des choses ?
Certains observateurs, même dans le camp conservateur, estiment que cette situation pourrait avoir un effet paradoxalement positif. Face à l’impasse, les différents acteurs politiques pourraient être contraints au compromis.
Comme l’explique Piotr Trudnowski, du think-tank conservateur Klub Jagiellonski, chaque camp va désormais devoir « réfléchir trois fois » avant de lancer une initiative s’il veut qu’elle aboutisse. Une forme de retour à la négociation imposée par les institutions elles-mêmes.
Mais pour l’instant, la Pologne reste engluée dans une cohabitation qui ressemble davantage à une guerre froide institutionnelle qu’à une simple alternance politique. Et tant que la majorité parlementaire n’aura pas les moyens de contourner les vetos présidentiels, le blocage risque de perdurer.
Entre un président qui se rêve en gardien intransigeant de la nation et un gouvernement qui veut tourner la page des années nationalistes, c’est toute la Pologne qui se retrouve prise en otage d’une bataille de pouvoir sans précédent. Et pendant ce temps, les dossiers s’accumulent, les réformes attendent, et les partenaires européens observent avec inquiétude cette démocratie qui semble avoir perdu son centre de gravité.









