Imaginez un pays où les cicatrices d’un conflit armé, qui a fait des dizaines de milliers de morts, continuent de diviser la société des décennies plus tard. Au Pérou, une décision récente de la présidente Dina Boluarte a ravivé ces tensions, mettant en lumière un débat brûlant sur la justice, la mémoire et la souveraineté. En rejetant une injonction de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), qui demandait la suspension d’une loi d’amnistie pour les militaires et policiers, le gouvernement péruvien a provoqué une onde de choc. Cette loi, au cœur d’une controverse internationale, soulève une question essentielle : comment concilier la quête de paix avec le besoin de justice pour les victimes ?
Une Loi Controversée au Cœur du Débat
Le 9 juillet 2025, le Congrès péruvien a adopté une loi visant à accorder l’amnistie à des membres des forces de sécurité accusés de violations des droits humains entre 1980 et 2000. Cette période, marquée par un conflit armé sanglant entre l’État et des groupes comme le Sentier lumineux, a laissé des blessures profondes. La loi, qui attend encore la promulgation de la présidente, vise à protéger les militaires et policiers poursuivis pour des actes commis dans le cadre de la lutte contre ces insurrections. Mais pour beaucoup, elle représente une menace pour la justice et la mémoire collective.
La Cour interaméricaine des droits de l’homme, une institution clé de l’Organisation des États américains (OEA), est entrée dans la danse le 24 juillet. Dans une décision sans équivoque, elle a ordonné au Pérou de suspendre immédiatement le processus législatif et, si la loi était promulguée, de s’abstenir de l’appliquer. La CIDH souhaite analyser l’impact de cette législation sur les droits des victimes, qui pourraient voir leurs espoirs de justice s’évanouir.
Le Rejet de la Présidente : Un Acte de Souveraineté ?
Lors d’une cérémonie à Lima, Dina Boluarte n’a pas mâché ses mots. Face à un parterre de membres de la police nationale, elle a dénoncé l’intervention de la CIDH, la qualifiant d’ingérence dans les affaires internes du Pérou. Selon elle, la loi vise à rendre justice à ceux qui ont « risqué leur vie » pour défendre le pays contre le terrorisme. Ses propos, empreints de nationalisme, reflètent une volonté de protéger les forces de l’ordre, mais aussi de défendre la souveraineté péruvienne face à une instance internationale.
« Nous ne permettrons pas l’intervention de la Cour interaméricaine qui vise à suspendre un projet de loi destiné à rendre justice aux membres des forces armées, de la police et des comités d’autodéfense. »
Dina Boluarte, présidente du Pérou
Ce discours a suscité des réactions mitigées. Pour les partisans de la loi, il s’agit d’un geste légitime pour reconnaître le sacrifice des forces de l’ordre dans un contexte de guerre interne. Mais pour les défenseurs des droits humains, cette position équivaut à un déni de justice pour les victimes de violations graves, y compris des exécutions extrajudiciaires et des disparitions forcées.
Un Conflit Armé aux Conséquences Durables
Pour comprendre l’ampleur de la controverse, il faut remonter aux années 1980-2000, une période sombre de l’histoire péruvienne. Le conflit entre l’État et les guérillas, notamment le Sentier lumineux et le Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru, a fait environ 70 000 morts et 20 000 disparus, selon les chiffres officiels. Les violences ont laissé derrière elles un pays fracturé, avec plus de 4 000 fosses clandestines recensées par la Commission de la vérité et de la réconciliation.
Ce conflit n’a pas seulement opposé l’État aux insurgés. Les civils, souvent pris entre deux feux, ont payé un lourd tribut. Les forces de l’ordre, dans leur lutte contre les guérillas, ont parfois commis des abus, allant jusqu’à des massacres de civils. L’ancien président Alberto Fujimori, décédé en septembre 2024, avait lui-même été condamné pour avoir ordonné deux massacres en 1991 et 1992. La loi d’amnistie, en protégeant des centaines de militaires poursuivis, rouvre ces blessures encore fraîches.
Années | Événement | Conséquences |
---|---|---|
1980-2000 | Conflit armé contre le Sentier lumineux | 70 000 morts, 20 000 disparus |
1991-1992 | Massacres ordonnés par Fujimori | Condamnation de l’ex-président |
Juillet 2024 | Adoption de la loi d’amnistie | Polémique internationale |
Les Critiques Internationales : Un Appel à la Justice
La communauté internationale n’a pas tardé à réagir. Des experts des Nations unies ont exhorté Dina Boluarte à opposer son veto à la loi, arguant que les normes internationales interdisent les amnisties pour les crimes graves, tels que les crimes contre l’humanité. De son côté, l’ONG Amnesty International a appelé le Congrès péruvien à rejeter cette législation, la qualifiant de « loi d’impunité » qui trahit les victimes.
La CIDH, compétente dans une vingtaine de pays de l’OEA, joue un rôle crucial dans la protection des droits humains en Amérique latine. Sa décision de suspendre la loi reflète une volonté de garantir que les victimes du conflit armé puissent obtenir justice. Mais pour le gouvernement péruvien, cette intervention est perçue comme une atteinte à son autonomie.
Une Loi de Prescription Controversée
En août 2024, une autre législation a ajouté de l’huile sur le feu. Le Pérou a adopté une loi déclarant prescrits les crimes contre l’humanité commis avant 2002. Cette mesure a directement bénéficié à Alberto Fujimori, mais aussi à environ 600 militaires poursuivis pour des actes liés au conflit. Pour les défenseurs des droits humains, cette loi constitue une tentative de réécrire l’histoire, en effaçant les responsabilités des auteurs de violations graves.
Les critiques soulignent que de telles lois risquent de miner les efforts de justice transitionnelle, un processus visant à réconcilier les sociétés après des périodes de violence. En protégeant les responsables présumés, le Pérou pourrait envoyer un message d’impunité, décourageant les victimes de chercher réparation.
Les Enjeux pour l’Avenir
Le bras de fer entre le Pérou et la CIDH soulève des questions fondamentales. Comment un pays peut-il avancer vers la réconciliation tout en rendant justice aux victimes ? La position de Dina Boluarte, qui insiste sur la souveraineté nationale, reflète une tension croissante entre les obligations internationales et les priorités domestiques. Voici les principaux enjeux :
- Justice pour les victimes : Les familles des disparus et des victimes exigent des comptes, mais les lois d’amnistie risquent de fermer la porte à toute réparation.
- Souveraineté nationale : Le Pérou revendique son droit de légiférer sans ingérence extérieure, un argument qui résonne dans d’autres pays d’Amérique latine.
- Mémoire collective : Effacer les responsabilités des forces de l’ordre pourrait brouiller la vérité historique, au détriment des générations futures.
Le débat autour de cette loi dépasse les frontières du Pérou. Il touche à des questions universelles sur la manière dont les sociétés affrontent leur passé. En Amérique latine, où les conflits armés et les dictatures ont marqué des générations, la balance entre justice et réconciliation reste fragile.
Vers une Crise Internationale ?
La décision de Dina Boluarte de défier la CIDH pourrait avoir des répercussions diplomatiques. En rejetant l’autorité de la Cour, le Pérou risque de s’isoler au sein de l’OEA, une organisation qui promeut la coopération régionale. De plus, les organisations de défense des droits humains pourraient intensifier leurs pressions, attirant l’attention internationale sur la situation.
Pour l’instant, la loi d’amnistie n’a pas été promulguée, mais la position ferme de la présidente laisse peu de place au compromis. Les mois à venir seront cruciaux pour déterminer si le Pérou choisira la voie de la confrontation ou celle de la coopération avec la communauté internationale.
En attendant, les victimes du conflit armé continuent de porter le poids d’une histoire inachevée. Leurs voix, souvent étouffées, rappellent que la paix véritable ne peut être construite sur l’oubli. Le Pérou se trouve à un carrefour : entre justice et impunité, entre mémoire et oubli, entre souveraineté et responsabilité. Quelle voie choisira-t-il ?