Imaginez perdre du jour au lendemain la terre qui nourrit votre famille depuis des générations, pour un projet dont vous ne verrez jamais les bénéfices. C’est la réalité brutale que vivent des dizaines de milliers d’Ougandais et de Tanzaniens depuis le lancement du plus long oléoduc chauffé au monde. Mercredi, un nouveau chapitre s’est écrit : la justice régionale a fermé la porte aux derniers espoirs de blocage.
Un recours rejeté pour vice de procédure
La Cour de justice de l’Afrique de l’Est (EACJ) a rendu son verdict : le recours déposé en 2020 par quatre organisations de la société civile est irrecevable. Motif ? Il aurait dû être introduit dans un délai de soixante jours suivant les faits contestés. Une décision purement technique qui laisse un goût amer.
« L’affaire n’a jamais été jugée sur le fond », regrette Dale Onyango, avocat des plaignants. Pendant près de quatre ans, les débats n’ont porté que sur des questions préliminaires. Résultat : les graves accusations d’atteintes aux droits humains et à l’environnement n’ont même pas été examinées.
« Nous sommes déçus. Les options juridiques qui restent sont désormais extrêmement limitées. »
Dale Onyango, avocat des organisations plaignantes
Qu’est-ce que l’EACOP exactement ?
L’East African Crude Oil Pipeline, c’est 1 443 kilomètres de tuyaux chauffés à 50 °C pour transporter le pétrole brut et visqueux extrait du lac Albert jusqu’au port de Tanga en Tanzanie. Un chantier titanesque de 10 milliards de dollars porté par TotalEnergies, la compagnie chinoise CNOOC et les gouvernements ougandais et tanzanien.
À la clé : plus de 400 puits forés dans une zone parmi les plus riches en biodiversité d’Afrique de l’Est. Mangroves, éléphants, chimpanzés, communautés de pêcheurs… tout un écosystème fragile se retrouve dans la ligne de mire.
Des milliers de vies bouleversées
Plus de 100 000 personnes ont déjà été touchées par les expropriations. Beaucoup affirment n’avoir reçu aucune compensation juste. D’autres racontent avoir signé des documents sous pression, sans comprendre les termes.
Yiga Cosmas, 74 ans, cultivateur dans le district de Kyotera, en fait partie. Il a perdu plus de deux hectares de terres fertiles où poussaient plus de cinquante manguiers. « Rien que ces arbres me rapportaient près de 40 000 dollars par an », explique-t-il la voix brisée. Il a refusé de signer l’accord proposé, estimant que l’indemnité sous-évaluait dramatiquement sa perte.
« Cela nous a déprimés. On nous prend tout et on nous laisse avec presque rien. »
Yiga Cosmas, agriculteur exproprié
Ses voisins, eux, ont cédé. Certains ont reçu quelques milliers de dollars pour des exploitations valant dix fois plus. Des maisons ont été rasées, des écoles fermées, des cimetières déplacés. Le tissu social se déchire.
Une « bombe carbonique » en marche
Les organisations environnementales ne mâchent pas leurs mots. L’Institut de responsabilité climatique qualifie l’EACOP de véritable bombe carbonique. Une fois opérationnel, le pipeline transportera 216 000 barils par jour, générant plus de 34 millions de tonnes de CO₂ par an selon les estimations les plus basses.
C’est plus que les émissions combinées de l’Ouganda et de la Tanzanie aujourd’hui. Un non-sens climatique au moment où le monde tente de limiter le réchauffement à 1,5 °C.
34 millions de tonnes de CO₂ par an
C’est l’équivalent des émissions annuelles de plus de 7 millions de voitures essence roulant continuellement.
Des précédents judiciaires peu encourageants
Ce n’est pas la première fois que la justice ferme la porte aux opposants. En 2023, une cour tanzanienne avait déjà rejeté un recours pour les mêmes raisons procédurales. En France, un tribunal avait fait de même, estimant que les associations n’avaient pas respecté certaines formes dans leur action contre TotalEnergies au titre du devoir de vigilance.
À chaque fois, le fond – les violations présumées des droits humains, les risques environnementaux majeurs – reste lettre morte. Les défenseurs parlent d’une justice qui protège les intérêts économiques au détriment des populations.
Et maintenant ?
Les avocats des plaignants explorent encore quelques pistes, mais reconnaissent que les portes se ferment les unes après les autres. La construction, elle, avance. Des sections de pipeline sont déjà posées, des camps de travailleurs installés, des routes tracées.
Pour les communautés touchées, l’espoir s’amenuise. Certaines ont décidé de porter leur combat ailleurs : mobilisation internationale, campagnes de désinvestissement, pression sur les banques et les assureurs. Car malgré les décisions de justice, la bataille de l’opinion publique est loin d’être terminée.
Une chose est sûre : ce projet continuera de diviser. D’un côté, les promesses de développement et de revenus pétroliers pour deux pays parmi les plus pauvres du continent. De l’autre, le prix humain et écologique d’une course au pétrole qui semble appartenir à une autre époque.
Le pipeline chauffé avancera-t-il jusqu’au bout ? Ou parviendra-t-on, contre toute attente, à freiner cette machine infernale ? L’histoire n’est peut-être pas encore totalement écrite.









