Imaginez un instant : vous rentrez chez vous, là où votre famille a vécu pendant des générations, et tout ce que vous trouvez, ce sont des débris éparpillés sous les arbres. C’est la réalité brutale des Ogiek, un peuple de chasseurs-cueilleurs du Kenya, arraché à la forêt de Mau, leur foyer ancestral. Leur histoire, empreinte de résilience et de désespoir, est un cri d’alarme face à l’injustice et à la destruction des modes de vie traditionnels.
Une Communauté Déchirée par les Expulsions
Dans la vallée du Rift, à quelques dizaines de kilomètres de Narok, la forêt de Mau s’étend comme un poumon vert, vital pour des millions de Kényans. Mais pour les Ogiek, elle est bien plus qu’un écosystème : c’est leur maison, leur source de nourriture, leur refuge spirituel. Pourtant, fin 2023, des gardes-forestiers armés de haches et de marteaux ont surgi sans préavis, détruisant les habitations de centaines de familles. Aucun motif clair, aucune discussion préalable. Les témoignages des Ogiek, comme celui de Fred Ngusilo, 38 ans, décrivent une scène déchirante : des maisons réduites à des fragments, des vies bouleversées en quelques heures.
« Revenir ici, c’est comme perdre une partie de moi », confie Fred, militant des droits humains, en contemplant les restes de sa maison familiale. Les Ogiek, un sous-groupe de l’ethnie kalenjin, comptent environ 50 000 membres, autrefois dispersés entre la forêt de Mau et les contreforts du Mont Elgon. Aujourd’hui, beaucoup sont contraints de louer des logements en dehors de leur terre, privés de leur mode de vie traditionnel.
Une Vie Ancrée dans la Forêt
Pour comprendre la douleur des Ogiek, il faut plonger dans leur lien intime avec la forêt. Ce peuple vit de la chasse, de la cueillette et de l’apiculture depuis des générations. La forêt leur fournissait tout : viande, miel, plantes médicinales. Janet Sumpet Ngusilo, 87 ans, se souvient d’une époque où il n’y avait ni loyer à payer ni nourriture à acheter. « Tout était là, autour de nous », raconte-t-elle avec nostalgie. Aujourd’hui, obligés de vivre en périphérie, les Ogiek doivent s’adapter à une économie monétaire qui leur est étrangère.
« Avant, je vivais de viande et de miel. Les jeunes d’aujourd’hui ne connaissent pas cette vie. »
Salaton Nadumwangop, 55 ans, membre Ogiek
Salaton, coiffé d’un chapeau orné de perles évoquant des abeilles, incarne cette connexion profonde avec la forêt. Il possédait autrefois plus de 500 ruches, une richesse aujourd’hui perdue. « La forêt, c’est notre vie », insiste-t-il. Mais cette vie est menacée par des expulsions répétées, parfois marquées par des violences. Certains, en fuyant, ont été attaqués par des animaux sauvages, et Salaton évoque des pertes humaines tragiques lors de ces déplacements forcés.
Une Lutte pour la Justice
Les Ogiek ne se contentent pas de subir. Ils se battent, notamment devant les tribunaux. En 2017 et 2022, la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples, basée à Arusha, en Tanzanie, a jugé les évictions illégales. Elle a ordonné au gouvernement kényan de verser plus d’un million d’euros en réparations et de reconnaître officiellement les terres ancestrales des Ogiek. Pourtant, Nairobi n’a toujours pas appliqué ces décisions, laissant la communauté dans une précarité croissante.
L’ONG Programme de développement du peuple Ogiek (OPDP) joue un rôle clé dans cette lutte. Représentant des dizaines de milliers de membres, elle documente les injustices et sensibilise à la cause Ogiek. Mais face à un gouvernement qui semble ignorer les verdicts internationaux, les avancées sont lentes. Josphat Lodeya, responsable d’une unité gouvernementale dédiée aux minorités, a promis lors d’un récent festival Ogiek de respecter les décisions de la Cour. Cependant, ses déclarations restent vagues, et les Ogiek restent sceptiques.
Les Ogiek ne demandent pas seulement un retour sur leurs terres, mais une reconnaissance de leur rôle de gardiens de la forêt, un rôle que les autorités semblent ignorer.
La Forêt de Mau : Un Enjeu Écologique et Économique
Les autorités kényanes justifient les expulsions par la nécessité de préserver la forêt de Mau, un écosystème crucial qui alimente en eau des millions de personnes. Mais les Ogiek contestent cet argument. Eux, qui ont coexisté avec la forêt pendant des siècles, se considèrent comme ses protecteurs naturels. Ironiquement, des études montrent que plus de 20 % de la forêt a disparu depuis les années 1980, souvent à cause de l’exploitation du bois par des acteurs extérieurs. Certains Ogiek pointent du doigt la cupidité des autorités, attirées par les profits du bois ou par des projets de crédit carbone, encouragés par le président William Ruto.
Ces projets, bien que présentés comme écologiques, soulèvent des soupçons. Des avocats et observateurs estiment qu’ils pourraient être à l’origine des expulsions de 2023, bien que les preuves soient difficiles à établir. Ce paradoxe – chasser les gardiens traditionnels de la forêt sous prétexte de la protéger – illustre les tensions entre conservation et droits humains.
Une Culture en Péril
Face à ces défis, les Ogiek s’efforcent de préserver leur identité. Ces dernières années, ils organisent des festivals culturels, où danses, chants et récits rappellent leur lien indéfectible avec la forêt. Ces événements, qui attirent des centaines de personnes, sont autant des célébrations que des appels à la justice. « Nous sommes un petit peuple, méprisé par ceux qui nous gouvernent », déplore Salaton Nadumwangop. Pourtant, ces rassemblements montrent une communauté déterminée à ne pas disparaître.
Les jeunes générations, souvent déconnectées de la forêt, risquent de perdre cet héritage. « Mes enfants ne savent pas ce que c’est que de dormir sous les arbres, entourés de feuilles », regrette Salaton. Cette rupture culturelle est une autre facette de la tragédie des Ogiek, qui luttent non seulement pour leurs terres, mais aussi pour leur identité.
Un Avenir Incertain
Le sort des Ogiek reste suspendu à des décisions politiques et judiciaires. Fred Ngusilo, déterminé, déclare être prêt à tout pour retourner chez lui, même au prix de sa vie. Mais les intimidations des gardes-forestiers persistent. Lors d’une visite récente sur les lieux de sa maison détruite, Fred a été menacé d’arrestation, un rappel brutal de la précarité de sa situation.
Salaton Nadumwangop, lui, exprime une angoisse plus large : « Si les choses continuent ainsi, les Ogiek disparaîtront. Nous serons complètement perdus. » Cette crainte résonne comme un avertissement. La disparition des Ogiek ne serait pas seulement une perte pour eux, mais pour l’humanité entière, privant le monde d’une culture unique et d’un savoir ancestral sur la coexistence avec la nature.
Défi | Impact sur les Ogiek |
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Expulsions forcées | Perte des terres ancestrales et des moyens de subsistance. |
Non-application des verdicts | Absence de réparations et de reconnaissance des droits. |
Déforestation | Destruction de l’écosystème dont dépend leur culture. |
Le combat des Ogiek est emblématique des luttes des peuples autochtones à travers le monde. Leur résilience face à l’adversité, leur attachement à leur terre et leur culture inspirent. Mais sans une action concrète des autorités, leur avenir reste incertain. La forêt de Mau, poumon du Kenya, risque de perdre ses gardiens les plus fidèles, et avec eux, un pan irremplaçable de l’histoire humaine.