Imaginez une zone grande comme le Royaume-Uni tout entier, plongée dans l’obscurité totale à plusieurs milliers de mètres sous la surface de l’océan Arctique. C’est là, sur le plateau continental norvégien, que dorment des montagnes de cuivre, de cobalt et de terres rares. Des minerais dont le monde a désespérément besoin pour fabriquer batteries électriques, éoliennes et smartphones. La Norvège était sur le point de devenir le premier pays européen à autoriser leur exploitation commerciale… et pourtant, tout vient de basculer.
Un report surprise acté dans la nuit
Dans la nuit du mardi 2 au mercredi 3 décembre 2025, un accord politique de dernière minute a tout changé. Le gouvernement travailliste minoritaire, qui devait présenter son budget 2026 vendredi, s’est retrouvé dos au mur. Pour obtenir les voix nécessaires à l’adoption de ce budget, il a dû céder à ses alliés de gauche et écologistes : aucune licence d’exploration minière sous-marine ne sera attribuée avant la fin de la législature, c’est-à-dire 2029 au plus tôt.
Ce n’est pas la première fois que le projet recule. Initialement, les premières licences devaient être délivrées dès 2025. Ce nouveau délai de quatre ans marque un coup d’arrêt majeur pour un pays qui se voyait déjà leader mondial de cette nouvelle ruée vers l’or bleu des abysses.
Pourquoi la Norvège voulait ouvrir ses fonds marins
Le plateau continental norvégien, qui s’étend bien au-delà des côtes visibles, recèle des ressources colossales. On y trouve notamment :
- Du cuivre en quantités industrielles
- Du cobalt essentiel aux batteries lithium-ion
- Du zinc et du nickel
- Certaines terres rares critiques pour l’électronique
Pour Oslo, l’enjeu est stratégique. Aujourd’hui, la grande majorité de ces minerais provient de mines terrestres, souvent situées dans des pays politiquement instables ou dominés par la Chine. En exploitant ses propres fonds marins, la Norvège voulait sécuriser son approvisionnement tout en devenant un acteur majeur de la transition énergétique verte.
« Nous ne pouvons pas dépendre indéfiniment d’un seul pays pour les matériaux de demain »
Cet argument, répété depuis des années par le gouvernement, avait convaincu une majorité du Parlement en 2024. L’ouverture de 280 000 km² à la prospection (soit presque la taille du Royaume-Uni) avait été votée malgré les protestations internationales.
La résistance écologiste qui a tout fait basculer
Mais une partie de la classe politique norvégienne n’a jamais digéré cette décision. Les petits partis écologistes et de gauche, indispensables pour former une majorité, ont utilisé leur poids parlementaire comme une arme. Leur argument principal ? On sait encore trop peu de choses sur les écosystèmes des grands fonds pour prendre le risque de les saccager.
Et ils n’ont pas tort. À plusieurs kilomètres de profondeur, la vie existe sous des formes que nous commençons à peine à découvrir. Coraux d’eau froide centenaires, éponges géantes, espèces inconnues… Tout cet univers fragile pourrait être détruit par les gigantesques machines aspirantes envisagées pour récolter les nodules polymétalliques.
Les scientifiques alertent depuis longtemps :
- Les panaches de sédiments soulevés pourraient étouffer la vie sur des centaines de kilomètres
- Le bruit et les lumières artificielles perturberaient des espèces qui n’ont jamais connu la moindre perturbation
- La destruction serait probablement irréversible sur des échelles de temps humaines
Un jeu politique habile autour du budget 2026
Le report n’est pas seulement une victoire écologique. C’est aussi le résultat d’un marchandage politique classique. Sans les voix des petits partis, le gouvernement travailliste n’avait aucune chance de faire passer son budget 2026. Face à cette réalité, il a préféré sacrifier (temporairement ?) son projet phare plutôt que de risquer une crise gouvernementale.
Les deux derniers partis récalcitrants ont fini par se rallier au projet de budget… mais à une condition : le gel total du processus d’attribution des licences jusqu’à la fin de la législature. Un compromis accepté dans l’urgence, en pleine nuit, à quelques jours seulement du vote décisif.
Que se passe-t-il maintenant jusqu’en 2029 ?
Officiellement, rien ne change sur le plan légal : l’ouverture des fonds marins à la prospection reste autorisée par la loi votée en 2024. Mais politiquement, le message est clair : tant que la coalition actuelle tient, aucune entreprise ne pourra poser ne serait-ce qu’un robot sur le fond marin norvégien.
Cela laisse quatre années supplémentaires pour :
- Financer des campagnes scientifiques indépendantes dans la zone
- Mettre au point des technologies d’exploitation moins destructrices (si cela est possible)
- Renforcer le cadre réglementaire
- Laisser la pression internationale monter ou redescendre
Car la Norvège n’est pas seule. D’autres pays observent attentivement. Le Canada, le Japon, certaines nations insulaires du Pacifique… Tous attendent de voir si Oslo franchira le pas ou si elle deviendra le premier grand pays à faire machine arrière sous la pression écologique.
Un dilemme qui résume notre époque
Ce report norvégien cristallise parfaitement le paradoxe de la transition énergétique. D’un côté, nous avons un besoin urgent de minerais pour sortir des énergies fossiles. De l’autre, chaque nouvelle source d’approvisionnement pose des questions environnementales colossales.
La Norvège, pays modèle en matière d’environnement avec ses voitures électriques et son fonds souverain vert, se retrouve aujourd’hui au cœur de cette contradiction. Veut-elle vraiment devenir le premier pays riche à sacrifier ses abysses pour sauver la planète en surface ?
Quatre ans, c’est à la fois très long et très court. D’ici 2029, les connaissances scientifiques auront progressé. Les technologies aussi. Peut-être que des solutions moins destructrices auront émergé. Ou peut-être que la pression pour accéder à ces minerais sera devenue irrésistible.
Une chose est sûre : le débat ne fait que commencer. Et la décision finale, quel que soit le gouvernement en place en 2029, marquera probablement un tournant dans notre rapport aux dernières frontières encore intactes de la planète.
En attendant, les grands fonds norvégiens restent, pour quelques années encore, un sanctuaire. Un sanctuaire riche de promesses… et de dangers.









