Imaginez ne plus pouvoir embrasser vos enfants depuis trois mois simplement parce que la route qui mène chez vous est devenue un piège mortel. Au Nigeria, cette situation n’a rien d’un cauchemar isolé : elle est le quotidien de milliers de familles.
Quand la peur remplace les retrouvailles
Abubakar Abdullahi travaille à Minna, capitale de l’État de Niger. Sa femme et ses cinq enfants vivent à Kontagora, à seulement 200 kilomètres. Pourtant, il y a trois mois qu’il ne les a pas vus. Chaque week-end, il trouve une excuse. La vraie raison ? La terreur d’être enlevé par les bandes qui sévissent sur les axes routiers.
Il n’est pas paranoïaque. En 2022, son frère aîné a été arraché à son domicile et retenu trois mois contre une rançon de 35 000 dollars. L’argent a été réuni à grand-peine. Le traumatisme, lui, ne partira jamais.
Aujourd’hui, les contacts se limitent à des appels téléphoniques et des transferts d’argent en fin de mois. « Je suis trop effrayé pour rendre visite à ma famille », confie-t-il, la voix éteinte.
Une fracture qui touche toutes les communautés
L’État de Niger est majoritairement musulman mais abrite une importante minorité chrétienne. Musulmans et chrétiens cohabitent depuis toujours, se marient entre eux, célèbrent ensemble naissances et enterrements. Cette diversité était une richesse.
Aujourd’hui, elle est menacée. Le prêtre catholique James David Gaza le constate chaque dimanche à la sortie de la messe : « Nous formions une société diverse avec de proches liens de parenté. Les problèmes de sécurité nous séparent et détruisent nos liens sociaux. »
« Personne ne veut risquer sa vie. Les interactions sociales se sont réduites. »
Mamman Alassan, habitant de Minna qui n’a plus mis les pieds dans son village depuis trois ans
Les mariages, les baptêmes, les funérailles : tout ce qui faisait le ciment des communautés rurales se raréfie. On envoie un peu d’argent. On appelle. On pleure parfois en raccrochant.
Les bandits, maîtres des forêts
L’État de Niger est immense – plus vaste que la Belgique – et couvert de forêts denses qui servent de sanctuaires aux groupes criminels. Ces « bandits », comme on les appelle localement, ne font pas de différence entre musulmans et chrétiens. Leur seul critère : l’argent supposé des citadins.
Ils disposent d’un réseau d’informateurs dans chaque village. Un fonctionnaire qui rentre voir sa mère, un commerçant qui va au mariage de son cousin : tout est signalé. Les guet-apens sont préparés avec précision.
Récemment, huit informateurs présumés ont été arrêtés à Kontagora. Cela n’a rassuré personne. « On ne rentre plus chez nous, on appelle c’est tout », explique Isah Usman, 52 ans, qui a manqué le mariage de son propre frère.
Noël sous tension
Dans quelques jours, ce sera Noël. Dans d’autres régions du Nigeria, les familles se préparent déjà : achats de tissu neuf, préparation du poulet, décoration des maisons. Dans l’État de Niger, beaucoup savent déjà qu’ils passeront les fêtes seuls.
Ifeoma Onyejekwe vend des vêtements d’occasion au marché de Minna. D’habitude, à cette période, ses clientes des villages affluent. Cette année, le commerce tourne au ralenti. « Nos relations sont distendues », soupire-t-elle. Elle ne peut pas aller jusqu’à elles. Elles ne peuvent pas venir.
Les cadeaux seront envoyés par mobile money. Les vœux passés par WhatsApp. Les enfants poseront peut-être leurs questions : « Papa, tu viens quand ? » Et les pères, les mères, les frères, les sœurs, chercheront encore une fois les mots pour expliquer l’inexplicable.
Une société qui se replie sur elle-même
Ce qui frappe le plus, c’est le silence qui s’installe. Les villages se vident de leurs visiteurs habituels. Les marchés perdent leurs habitués. Les mosquées et les églises sonnent moins pleines lors des grandes célébrations.
La peur agit comme un acide lent : elle ronge les liens, efface les souvenirs partagés, installe la méfiance même entre voisins. On se demande parfois qui, dans le village, pourrait bien donner l’alerte aux bandits contre quelques billets.
Et pendant ce temps, les groupes armés se renforcent. Les rançons financent de nouvelles armes, de nouvelles motos, de nouveaux camps retranchés dans la forêt. Le cercle vicieux semble sans fin.
Des familles séparées à jamais ?
Certains commencent à parler d’exode définitif. Pourquoi maintenir une maison au village si plus personne n’ose y venir ? Des terres abandonnées, des écoles fermées, des marchés qui périclitent : le tissu rural se délite sous nos yeux.
Abubakar, lui, refuse encore d’y penser. Il garde la clé de la maison familiale accrochée au mur de son petit appartement de Minna. Chaque soir, il la regarde longuement. Peut-être qu’un jour… Peut-être que la route redeviendra sûre.
Mais pour l’instant, comme des milliers d’autres, il compose le numéro de ses enfants, écoute leurs voix, raccroche, et reste seul avec le silence.
Dans le Nigeria d’aujourd’hui, l’amour se mesure parfois en minutes d’appel et en crédits transférés. Et la distance la plus douloureuse n’est pas celle des kilomètres, mais celle qu’impose la peur.









