L’arrivée des géants mondiaux du streaming bouleverse en profondeur le paysage audiovisuel français. Netflix, Disney+ et Amazon Prime Video, soumis depuis juillet 2021 à de nouvelles obligations réglementaires, sont devenus en l’espace de quelques années des acteurs incontournables du financement de la création hexagonale. Des investissements records qui soulèvent de nombreuses questions sur l’avenir d’un secteur en pleine mutation.
362 millions d’euros investis en 2023, un montant historique
Selon un bilan publié mardi par l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique), les plateformes de streaming internationales ont investi en 2023 pas moins de 362 millions d’euros dans la production de films, séries et téléfilms français, au titre de leurs nouvelles obligations. Un montant en hausse de 5% par rapport à l’année précédente, qui représente près d’un quart du total des investissements dans la création audiovisuelle française.
Netflix se taille la part du lion avec 250 millions d’euros, soit près de 70% des sommes déboursées par les plateformes de SVOD (vidéo à la demande par abonnement). Le mastodonte américain devance largement ses concurrents Disney+ et Amazon Prime Video.
Un décret qui change la donne
Cette manne financière sans précédent est le fruit du décret « SMAD » (services de médias audiovisuels à la demande) entré en vigueur en juillet 2021. Ce texte a permis d’intégrer les plateformes de streaming dans le système français de financement de la création, au même titre que les chaînes de télévision traditionnelles. Les acteurs du SVOD sont ainsi tenus d’investir chaque année un pourcentage de leur chiffre d’affaires réalisé en France dans la production d’oeuvres européennes et d’expression originale française (EOF).
Les plateformes ont l’obligation d’investir au moins 20% de leur chiffre d’affaires dans la production d’oeuvres européennes et 12% dans les EOF spécifiquement.
Décret n° 2021-793 du 22 juin 2021
Une bouffée d’oxygène pour la création française
Si les chaînes hexagonales comme TF1, France Télévisions, Canal+ et M6 demeurent les principaux financeurs de l’audiovisuel tricolore, l’arrivée des plateformes de streaming a indéniablement dynamisé le secteur. Selon une source proche de l’Arcom, ces investissements ont permis d’augmenter significativement le nombre de projets mis en chantier et de soutenir toute la chaîne de production, des auteurs aux techniciens en passant par les acteurs.
Ils ont également favorisé l’émergence de nouveaux talents et l’expérimentation de formats innovants, notamment dans l’univers des séries. Un dynamisme salué par nombre de professionnels, qui y voient une chance de renouveler la création audiovisuelle française et de la faire rayonner à l’international.
Des inquiétudes sur l’indépendance de la création
Mais cette manne financière suscite aussi des inquiétudes. Certains acteurs du secteur craignent une perte d’indépendance de la création française face au poids croissant des plateformes américaines, qui pourraient être tentées d’imposer leurs standards et leurs lignes éditoriales. D’autres redoutent une forme de « dumping culturel » et une homogénéisation des contenus produits.
Il faut veiller à ce que la création française conserve sa singularité et sa diversité face à la standardisation que pourraient induire les plateformes, tout en profitant de leurs apports
confie un producteur souhaitant garder l’anonymat.
Le CSA, devenu depuis l’Arcom, s’est d’ailleurs saisi du sujet. Dans un rapport publié en 2022, le régulateur appelait les pouvoirs publics à la vigilance pour « s’assurer que les intérêts et la viabilité de l’écosystème de la création française seront préservés à long terme » face à la montée en puissance des plateformes.
De nouveaux équilibres à trouver
La question des audiences et de l’exposition des oeuvres est également cruciale. Si les investissements des plateformes permettent de produire davantage, encore faut-il que les contenus financés rencontrent leur public. Or la visibilité des films et séries EOF sur les services de streaming internationaux semble pour l’heure limitée, ceux-ci privilégiant naturellement leurs productions propres.
Pour remédier à ce déséquilibre, certains appellent à un renforcement des obligations de mise en avant des oeuvres européennes et françaises sur les plateformes, à l’image de ce qui se pratique à la télévision. D’autres évoquent la piste d’un mécanisme de rémunération proportionnelle aux audiences réalisées, afin que les ayants droits bénéficient équitablement du succès des programmes.
Autant d’enjeux qui devront être pris en compte par les pouvoirs publics et les professionnels pour construire un nouvel écosystème vertueux, conciliant le dynamisme apporté par les plateformes de streaming et la préservation d’une création française forte et diverse. Un défi majeur pour l’avenir de notre exception culturelle à l’heure du tout numérique.