Imaginez : vous accostez enfin après des jours de mer, votre cargaison de fruits frais et de légumes attend sagement dans les cales, et soudain, une explosion déchire le ciel. Votre navire prend feu. C’est exactement ce qui est arrivé vendredi à l’équipage du M/V CENK T, un cargo turc qui venait de toucher le quai de Chornomorsk, tout près d’Odessa.
Une frappe russe sur un navire civil turc : les faits
–>Le drame s’est produit en plein après-midi. Selon l’armateur turc Cenk Shipping, le navire de 185 mètres, battant pavillon panaméen, transportait des camions pleins de denrées alimentaires sur la ligne Karasu (Turquie) – Odessa. À peine amarré, il a été touché par ce que Kiev décrit comme un missile visant les infrastructures portuaires civiles de la région d’Odessa.
Aucune victime n’est à déplorer, mais les images qui ont rapidement circulé sur les réseaux sociaux sont impressionnantes : le bateau bleu et blanc, long de 185 mètres, est enveloppé de flammes et de fumée noire. Un spectacle qui rappelle cruellement que la guerre en Ukraine ne s’arrête pas aux lignes de front terrestres.
« Ceci prouve une fois de plus que les Russes non seulement refusent de prendre suffisamment au sérieux l’opportunité diplomatique en cours mais poursuivent également une guerre visant précisément à détruire la vie normale en Ukraine »
Volodymyr Zelensky, président ukrainien
Le vice-Premier ministre ukrainien chargé de la reconstruction, Oleksiï Kouleba, a confirmé sur Telegram qu’un missile avait visé des installations portuaires civiles. Volodymyr Zelensky, lui, n’a pas mâché ses mots en dénonçant une volonté délibérée de paralyser la vie quotidienne ukrainienne, alors même que des discussions diplomatiques, notamment autour du plan américain, sont en cours.
Ce nouvel incident intervient dans un contexte où l’Ukraine tente tant bien que mal de maintenir ses exportations agricoles via la mer Noire, malgré la fin officielle de l’accord sur les céréales en juillet 2023.
La Turquie, qui joue depuis le début du conflit un rôle de médiateur incontournable, a réagi avec une fermeté rare. Le ministère des Affaires étrangères a publié un communiqué appelant à un un cessez-le-feu immédiat entre Russie et Ukraine et surtout à la suspension des attaques contre les infrastructures énergétiques et portuaires.
Ce n’est pas la première fois qu’Ankara s’inquiète. Ces dernières semaines, elle avait déjà mis en garde contre une « escalade inquiétante » après plusieurs attaques ukrainiennes au drone naval contre des pétroliers russes ou liés à la Russie.
« Nous insistons une fois de plus sur l’importance d’un cessez-le-feu immédiat (…) et réitérons la nécessité d’un accord visant à prévenir toute escalade en mer Noire, notamment en garantissant la sécurité de la navigation »
Ministère turc des Affaires étrangères
Le président Recep Tayyip Erdogan avait d’ailleurs, lors d’un entretien au Turkménistan avec Vladimir Poutine, suggéré un cessez-le-feu limité précisément sur les installations énergétiques et les ports. Une proposition qui, pour l’instant, semble tomber dans l’oreille d’un sourd.
Parce qu’elle touche un navire turc, membre de l’OTAN. Parce qu’elle concerne un bateau transportant des denrées alimentaires, dans une zone où des millions de personnes dans le monde dépendent encore des exportations ukrainiennes et turques. Parce qu’elle se produit dans un port, Chornomorsk, qui fait partie du dispositif alternatif mis en place après l’effondrement de l’accord céréalier.
En frappant un cargo civil sous pavillon panaméen mais appartenant à une compagnie turque, Moscou envoie un message clair : aucune navigation n’est à l’abri dans cette zone, même celle qui ne transporte ni armes ni matériel militaire.
Conséquences immédiates :
- Navigation commerciale fortement perturbée près d’Odessa
- Risque d’augmentation des primes d’assurance pour les armateurs
- Tension diplomatique accrue entre Ankara et Moscou
- Renforcement probable des escortes militaires ukrainiennes pour les prochains convois
Depuis plusieurs mois, la mer Noire est devenue un terrain d’affrontement indirect. D’un côté, l’Ukraine multiplie les attaques de drones marins contre la flotte russe et les pétroliers qui approvisionnent l’effort de guerre. De l’autre, la Russie répond par des frappes aériennes sur les ports et, désormais, directement sur les navires civils qui osent s’en approcher.
Cet incident n’est pas isolé. On se souvient du Grain Deal mort-né, des mines flottantes, des navires bloqués des mois entiers. Chaque camp accuse l’autre de mettre en danger la sécurité alimentaire mondiale. Mais quand un bateau turc prend feu, la donne change.
Recep Tayyip Erdogan a déjà prouvé par le passé qu’il pouvait obtenir des résultats là où d’autres échouaient – l’accord sur les céréales en 2022 en est la preuve. Aujourd’hui, la Turquie se retrouve dans une position délicate : alliée de l’Ukraine, membre de l’OTAN, mais partenaire économique majeur de la Russie.
Cet incident pourrait paradoxalement relancer sa médiation. Car si Ankara durcit le ton publiquement, elle dispose encore de canaux privés avec Moscou. Restera-t-elle neutre ou finira-t-elle par prendre parti plus clairement ?
Une chose est sûre : la mer Noire n’a jamais été aussi dangereuse pour la navigation civile depuis le début du conflit. Et chaque nouveau missile, chaque nouveau drone, éloigne un peu plus la perspective d’un retour à la normale.
Le M/V CENK T, aujourd’hui endommagé et probablement hors service pour longtemps, est le symbole d’une guerre qui refuse de s’éteindre, même sur les mers.









