InternationalSociété

Migrants Somaliens Bloqués au Yémen : Le Rêve Brisé

Abdallah a payé 500 dollars pour fuir la Somalie avec sa femme et ses quatre enfants. Un an plus tard, il lave des voitures à Aden pour 4 dollars par jour et décide de rentrer à Mogadiscio. Comment des milliers de Somaliens en sont-ils arrivés à préférer la guerre chez eux plutôt que l’exil au Yémen ?

Imaginez payer tout ce que vous possédez pour offrir un avenir meilleur à vos enfants, traverser la mer sur une embarcation de fortune, et vous retrouver un an plus tard à laver des voitures pour quatre dollars par jour dans un pays en guerre. C’est l’histoire d’Abdallah Omar et de milliers d’autres Somaliens bloqués au Yémen.

Quand le Yémen devient un cul-de-sac

Depuis des décennies, le Yémen représentait pour beaucoup de Somaliens une simple étape, une antichambre avant les pétrodollars du Golfe. Franchir le golfe d’Aden, longer la côte, passer la frontière saoudienne : tel était le plan. Mais la réalité d’aujourd’hui est bien différente.

La guerre qui ravage le pays depuis 2014 a transformé cette route migratoire en impasse. Les contrôles frontaliers se sont durcis, les emplois se sont évaporés, et les rêves se sont brisés sur les rues poussiéreuses d’Aden.

« Petit Mogadiscio » : la misère à ciel ouvert

Dans certains quartiers d’Aden, on appelle les bidonvilles « Petit Mogadiscio ». Des maisons de fortune en tôle et en carton, pas d’eau courante, pas d’électricité, des rues remplies d’ordures. C’est là que survivent des milliers de familles somaliennes.

Chaque matin, les hommes quittent ces abris précaires pour faire la queue sur le bord des routes, espérant qu’un conducteur leur confie le lavage de son véhicule. Quatre, cinq, parfois six mille rials yéménites : à peine de quoi nourrir la famille un jour sur deux.

« Certains jours on mange, d’autres jours c’est entre les mains de Dieu »

Abdallah Omar, père de quatre enfants

Un espoir vendu 500 dollars

Abdallah a tout vendu pour réunir les 500 dollars demandés par les passeurs. Avec sa femme et ses enfants, il a embarqué sur l’un de ces bateaux surchargés qui traversent le golfe d’Aden de nuit. À l’époque, il travaillait dans le bâtiment à Mogadiscio. Il pensait trouver mieux.

Il avait déjà traversé le Yémen enfant, dans les années 90, pour rejoindre l’Arabie saoudite avec ses parents. À l’époque, la frontière était poreuse. Aujourd’hui, elle est devenue un mur.

Coincé à Aden, il a vite déchanté. Pas de travail stable, pas d’école pour les enfants, une monnaie qui s’effondre chaque mois un peu plus. Après un an de galère, il a pris sa décision : rentrer.

Le paradoxe des chiffres

Ce qui rend l’histoire encore plus poignante, c’est que pendant que certains choisissent de rentrer, d’autres continuent d’arriver. En octobre dernier, près de 17 000 personnes ont débarqué au Yémen depuis la Corne de l’Afrique, soit presque deux fois plus que le mois précédent.

La plupart ignorent encore ce qui les attend. Ils croient toujours au vieux récit : Yémen = porte d’entrée vers le Golfe. Ils ne savent pas que cette porte s’est refermée.

Rappel des chiffres clés :

  • +99 % d’arrivées en octobre par rapport à septembre
  • Plus de 500 Somaliens déjà rapatriés en 2024 par l’ONU
  • 3 vols supplémentaires prévus d’ici fin d’année
  • Environ 4 dollars : revenu moyen journalier d’un laveur de voitures à Aden

Le programme de retour volontaire : une planche de salut

L’Organisation internationale pour les migrations a mis en place un dispositif spécifique pour ces familles bloquées. Transport gratuit jusqu’à Mogadiscio, aide financière à l’arrivée, accompagnement pour la réinstallation. Pour beaucoup, c’est la seule issue.

Fin octobre, Abdallah et sa famille ont pris place dans l’un de ces vols. Comme des centaines d’autres avant eux. Comme des centaines d’autres qui attendent encore leur tour.

Et ceux qui restent malgré tout veulent rester

Ahmed Abou Bakr Marzouk, lui, a passé vingt-cinq ans au Yémen. Il y a fondé une famille, bâti deux maisons à distance à Mogadiscio, rêvé d’une vie stable. Ces dernières années, tout s’est effondré. Plus de contrats, ses filles contraintes de travailler comme domestiques.

Lui aussi a choisi le retour. Mais avec une nuance qui en dit long :

« Si la paix revient au Yémen, je repartirai »

Ahmed Abou Bakr Marzouk, 58 ans

Cette phrase résume toute l’ambivalence de leur situation. Le Yémen reste, malgré tout, perçu comme une terre d’opportunités potentielles. Plus que la Somalie, encore sous la menace des shebab et d’une guerre civile qui n’en finit pas.

Une accalmie fragile à Mogadiscio

Ce qui change la donne, c’est la relative stabilité retrouvée dans certains quartiers de la capitale somalienne ces dernières années. Un boom de la construction, des rues plus sûres en journée, des écoles qui rouvrent doucement. C’est maigre, mais c’est déjà plus que ce qu’offre Aden aujourd’hui.

Beaucoup de retournés investissent l’aide financière de l’ONU dans un petit commerce ou la rénovation de leur maison. Ils savent que la paix reste précaire, mais préfèrent encore cette incertitude à la certitude de la misère yéménite.

Un miroir de nos échecs collectifs

Cette inversion des flux migratoires nous renvoie une image brutale : quand des familles préfèrent rentrer dans un pays toujours en guerre plutôt que rester dans un autre en guerre, c’est que quelque chose a fondamentalement échoué.

Échec des politiques migratoires du Golfe, qui ferment leurs frontières tout en ayant besoin de main-d’œuvre. Échec de l’aide internationale au Yémen, insuffisante face à l’ampleur de la crise. Échec aussi de la communauté internationale à stabiliser durablement la Somalie.

En attendant, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants continuent de payer le prix de ces échecs. Sur des routes poussiéreuses d’Aden, dans des avions de retour, ou sur des bateaux qui continuent malgré tout d’arriver.

Leurs histoires ne font pas la une très longtemps. Mais elles mériteraient pourtant qu’on s’y arrête plus souvent.

Passionné et dévoué, j'explore sans cesse les nouvelles frontières de l'information et de la technologie. Pour explorer les options de sponsoring, contactez-nous.