Imaginez un homme qui accède au pouvoir en promettant de nettoyer le pays de la corruption, qui dissout le Parlement avec l’approbation populaire record, puis qui finit, quelques années plus tard, derrière les barreaux pour exactement les mêmes pratiques qu’il dénonçait. Cette histoire n’est pas un scénario de série politique : elle vient de se produire au Pérou avec Martin Vizcarra.
Un verdict lourd qui clôt des années d’enquête
Ce mercredi, le tribunal de Lima a condamné l’ancien président à 14 ans de prison ferme pour des faits remontant à la période où il dirigeait la région de Moquegua, entre 2011 et 2014. Les juges ont estimé prouvé que Martin Vizcarra avait perçu environ 640 000 dollars de pots-de-vin en échange de l’attribution de deux marchés publics de construction.
Le parquet réclamait 15 ans. Il a presque obtenu gain de cause. En plus de la peine de prison, l’ancien chef de l’État se voit interdire toute fonction publique pendant neuf années. Un coup d’arrêt brutal pour un homme qui, à 62 ans, n’avait jamais exclu un retour en politique.
Des faits anciens qui resurgissent
Les faits reprochés datent d’avant sa présidence. À l’époque, Martin Vizcarra est gouverneur de Moquegua, une région du sud du pays. Deux projets d’infrastructure – un hôpital et un système d’irrigation – sont au cœur du dossier. Selon l’accusation, des entreprises ont versé des dessous-de-table pour remporter les appels d’offres.
Le tribunal a retenu que l’ancien gouverneur avait « conditionné les soumissionnaires » et profité de sa position pour exiger de l’argent. Une mécanique classique dans de nombreux scandales latino-américains, mais particulièrement douloureuse quand elle touche un homme qui s’était construit une image d’anti-corruption.
« Martin Vizcarra a commis des actes illicites en profitant de son poste de gouverneur de Moquegua, en conditionnant les soumissionnaires pour leur attribuer les contrats en échange d’argent. »
Extrait du jugement lu au tribunal
Une réaction immédiate et sans concession
Assis au premier rang, costume sombre impeccable, Martin Vizcarra n’a pas bronché pendant la lecture du verdict. Quelques minutes plus tard, depuis la salle même du tribunal, il publiait un message sur son compte X qui résume sa ligne de défense depuis le début du procès.
« Ils m’ont condamné pour avoir affronté le pacte mafieux. Ce n’est pas de la justice, c’est de la vengeance. Mais ils ne me feront pas plier. Le Pérou passe avant tout et personne ne pourra le faire taire. »
Martin Vizcarra, quelques minutes après le verdict
Pour lui et ses soutiens, cette condamnation est avant tout une manœuvre politique visant à l’écarter définitivement de la scène avant les élections générales d’avril 2026.
Quatrième président derrière les barreaux
Avec cette sentence, Martin Vizcarra rejoint un club aussi tristement célèbre que select : celui des anciens chefs d’État péruviens en prison. Le Pérou détient un record difficilement contestable en Amérique latine.
Aujourd’hui, quatre anciens présidents sont ou ont été récemment incarcérés :
- Alejandro Toledo (2001-2006) – en attente de jugement pour Odebrecht
- Ollanta Humala (2011-2016) – a passé neuf mois en détention préventive
- Pedro Castillo (2021-2022) – en prison depuis décembre 2022 pour tentative de coup d’État
- Martin Vizcarra (2018-2020) – désormais condamné à 14 ans
Demain, Pedro Castillo pourrait voir sa peine fixée à 34 ans. Le Pérou semble pris dans une spirale où presque chaque président finit par être poursuivi, souvent après avoir lui-même promis de nettoyer le système.
Un parcours présidentiel hors norme
Retour en arrière. En mars 2018, Pedro Pablo Kuczynski démissionne, empêtré dans le scandale Odebrecht. Martin Vizcarra, son vice-président, prend les rênes du pays sans avoir été élu à la présidence. Il hérite d’un Parlement hostile et d’une popularité qui frôle les 80 % grâce à son discours anti-corruption.
En septembre 2019, il dissout le Congrès, décision validée par la Cour constitutionnelle et saluée dans la rue. De nouvelles élections législatives ont lieu en janvier 2020. Pendant plusieurs mois, Vizcarra apparaît comme l’homme providentiel capable de briser le cercle vicieux de la corruption.
Puis tout bascule. En novembre 2020, le nouveau Parlement le destitue pour « incapacité morale » après des enregistrements compromettants. Des manifestations massives éclatent. La répression fait deux morts. Vizcarra quitte le palais sous les huées d’une partie de la population qui, un an plus tôt, l’acclamait.
Un système judiciaire sous le feu des critiques
Pour les partisans de l’ancien président, le timing du procès n’est pas anodin. Commencé en octobre 2024, il s’achève à quelques mois des élections de 2026. Beaucoup y voient une instrumentalisation de la justice pour éliminer un adversaire potentiel.
Devant le tribunal, des dizaines de sympathisants brandissaient des pancartes « Vizcarra innocent ». Une femme de 48 ans confiait : « C’est injuste, on veut juste l’empêcher de se présenter. » Un autre manifestant ajoutait que ce jugement visait à « faire taire une voix qui dérange ».
Ces accusations de justice sélective ne sont pas nouvelles au Pérou. Le pays alterne entre périodes de chasse aux corrompus et soupçons de règlements de comptes politiques. Le scandale Odebrecht, qui a éclaboussé presque toute la classe politique, continue d’alimenter les débats sur l’indépendance réelle du pouvoir judiciaire.
Et maintenant ?
Martin Vizcarra a annoncé faire appel. Tant que la condamnation n’est pas définitive, il reste libre. Mais l’interdiction de fonction publique de neuf ans le rendrait de toute façon inéligible jusqu’en 2034 s’il était confirmé en appel.
Ce verdict intervient dans un contexte politique péruvien particulièrement instable : six présidents en huit ans, un Congrès discrédité, une défiance record envers les institutions. Beaucoup se demandent si cette condamnation va apaiser la colère populaire ou, au contraire, alimenter le sentiment que personne n’est à l’abri, même ceux qui ont promis de changer le système.
Une chose est sûre : l’histoire de Martin Vizcarra incarne, presque à la perfection, le paradoxe péruvien. Un pays qui punit sévèrement la corruption tout en semblant incapable de briser le cycle qui la reproduit. Et pendant ce temps, les Péruviens continuent de se demander qui, demain, osera encore promettre de tout nettoyer.
Quatorze ans de prison pour un homme qui avait juré d’éradiquer la corruption. Le Pérou vient peut-être de condamner non seulement un ancien président, mais aussi une partie de l’espoir qu’il avait su incarner.









