Imaginez une place noire de monde, des heures durant, le froid mordant de décembre, et une seule voix qui monte : « Démission ! ». C’est exactement ce qui se passe en ce moment à Sofia, la capitale bulgare, où des dizaines de milliers de personnes refusent de rentrer chez elles tant que le gouvernement n’aura pas plié bagage.
Une mobilisation historique qui secoue la Bulgarie entière
Mercredi encore, pour la troisième fois en trois semaines, la place de l’Indépendance s’est transformée en océan humain. Des jeunes, surtout, mais aussi des familles, des retraités, des employés. Tous unis par un sentiment commun : celui d’en avoir assez.
Les pancartes parlent d’eux-mêmes. « J’en ai marre ! », « Dégagez ! », « Les parasites dehors ! ». Les slogans sont simples, directs, presque désespérés. Et derrière chaque mot, des années de frustration accumulée.
Le budget 2026, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase
Tout a commencé fin novembre. Le gouvernement tente de faire adopter en procédure accélérée le premier budget libellé en euros du pays. La Bulgarie, membre de l’Union européenne depuis 2007 et toujours le plus pauvre des Vingt-Sept, s’apprête à adopter la monnaie unique le 1er janvier 2026.
Mais dans ce projet de budget, les citoyens découvrent des hausses d’impôts et de cotisations sociales. Pour beaucoup, ces mesures ne visent qu’à combler les trous laissés par des années de corruption et de détournements présumés.
La rue explose. En quelques jours, la mobilisation devient la plus importante depuis des années. Sous la pression, le gouvernement retire son texte le 3 décembre. Un recul rare, presque inédit.
« Une grande partie de mes amis ne vivent plus en Bulgarie et ne reviendront pas tant que ça ne changera pas. »
Gergana Gelkova, 24 ans, employée de commerce
Cette phrase résume tout. La jeunesse bulgare fuit le pays par centaines de milliers depuis quinze ans. Ceux qui restent refusent désormais de se taire.
Delyan Peevski, l’homme qui cristallise toutes les haines
Dans la foule, un nom revient sans cesse : Delyan Peevski. Ancien magnat des médias, sanctionné par les États-Unis et le Royaume-Uni pour corruption, il dirige le parti qui représente officiellement la minorité turque et une partie de la communauté rom.
Mais dans l’opinion, il est surtout perçu comme l’homme de l’ombre qui contrôle une partie des médias, de la justice et même des services de sécurité. C’est son petit parti qui offre aujourd’hui la majorité parlementaire au gouvernement en place.
Sur les pancartes, on peut lire « Peevski dehors ! » à côté de « Mafia ! ». Pour beaucoup de manifestants, faire tomber le gouvernement actuel, c’est aussi faire tomber l’influence de cet oligarque.
Un mouvement qui dépasse largement Sofia
Ce qui frappe, c’est l’ampleur nationale de la contestation. À Plovdiv, Varna, Burgas, Roussé, des milliers de personnes défilent également. Les réseaux sociaux relayent les images en direct, les live Facebook durent des heures.
La coalition réformiste et pro-occidentale « Nous continuons le changement – Bulgarie démocratique » (PP-DB) a appelé à ces rassemblements. Mais sur le terrain, le mouvement semble dépasser les partis. Beaucoup de manifestants disent venir « pour le pays », pas pour un camp politique précis.
Un nouveau projet de budget déjà sur la table
Cette semaine, le gouvernement a présenté une version remaniée du budget 2026 au Parlement. Mais dans la rue, personne n’y croit vraiment. Les manifestants estiment que les problèmes structurels – corruption, clientélisme, captation des fonds européens – ne disparaîtront pas avec quelques ajustements techniques.
Ils veulent un changement de système. Et ils sont prêts à rester dans le froid aussi longtemps qu’il le faudra.
Pourquoi cette révolte arrive-t-elle maintenant ?
La Bulgarie a connu plusieurs vagues de manifestations ces quinze dernières années : 2013 contre la pauvreté énergétique, 2020 contre la corruption et l’oligarque Boyko Borissov. À chaque fois, les gouvernements ont fini par tomber.
Cette fois, plusieurs éléments se combinent :
- L’arrivée imminente de l’euro, perçue comme une menace sur le pouvoir d’achat
- Le sentiment que les élites profitent une dernière fois avant le contrôle plus strict de Bruxelles
- Une jeunesse ultra-connectée qui compare son niveau de vie à celui des autres pays européens
- La fatigue face à l’impunité des mêmes figures depuis vingt ans
Le cocktail est explosif.
Et maintenant ? Trois scénarios possibles
À l’heure où j’écris ces lignes, plusieurs issues paraissent envisageables :
- Le gouvernement tient bon, la mobilisation s’essouffle avec le froid et les fêtes de fin d’année
- La pression devient trop forte, le Premier ministre démissionne, des élections anticipées sont organisées
- Le pouvoir durcit le ton, envoie les forces anti-émeutes, et la situation dégénère
Pour l’instant, les manifestations restent pacifiques et déterminées. Les policiers, souvent issus des mêmes milieux que les manifestants, se montrent plutôt bienveillants.
Mais chacun sent que le pays est à un tournant. Trente-cinq ans après la chute du communisme, les Bulgares semblent prêts à écrire un nouveau chapitre de leur histoire. Par la rue, s’il le faut.
Dans les rues de Sofia, on entend parfois chanter l’hymne national, les larmes aux yeux. Ce n’est pas seulement de la colère. C’est aussi de l’espoir.
Un peuple qui se lève rarement, mais quand il se lève… il ne fait pas semblant.
Nous suivrons évidemment cette actualité heure par heure. Car ce qui se joue en Bulgarie en ce moment pourrait bien changer le visage des Balkans pour les années à venir.
À très vite pour la suite des événements.









