Dans les rues enneigées de Gyumri, à 122 kilomètres au nord d’Erevan, une foule s’est rassemblée pour faire entendre une voix qui résonne au-delà des montagnes du Caucase. Samedi dernier, une centaine de manifestants ont défié le froid pour réclamer le retrait d’une base militaire russe, implantée dans cette ville arménienne depuis 1995. Ce rassemblement, loin d’être anodin, reflète un malaise croissant dans ce petit pays du Sud-Caucase, tiraillé entre son passé soviétique et ses aspirations à une souveraineté pleine et entière. Pourquoi cette base, censée garantir la sécurité, suscite-t-elle aujourd’hui autant de méfiance ?
Une Manifestation Chargée de Symboles
Le rassemblement devant la base militaire de Gyumri, organisé par le parti pro-occidental Au nom de la République, a réuni des citoyens de tous âges, unis par un message clair : l’Arménie doit se libérer de l’influence russe. Les pancartes brandies parlaient d’elles-mêmes : L’Arménie sans les bottes russes ou encore Seuls les soldats arméniens pour l’Arménie. Ces slogans traduisent une frustration accumulée, nourrie par des décennies de présence militaire étrangère et des relations complexes avec Moscou.
Arman Babadjanian, l’un des organisateurs, a donné le ton en déclarant que cette base, loin d’être un rempart, représente une menace intérieure. Une manifestante de 74 ans, Anahit Tadevossian, a partagé ses craintes, comparant la situation à celle de l’Ukraine, où l’intervention russe a semé chaos et destruction depuis 2022. Ce parallèle, lourd de sens, illustre l’inquiétude d’une population qui redoute de perdre le contrôle de son destin.
Nous réclamons que la base russe soit retirée du territoire arménien, car elle n’assure pas la sécurité, mais crée une menace intérieure.
Arman Babadjanian, organisateur de la manifestation
Un Contexte Géopolitique Explosif
L’Arménie, nichée entre des voisins puissants et des rivalités historiques, traverse une période de bouleversements. Depuis la reprise militaire du Karabakh par l’Azerbaïdjan en 2023, les relations entre Erevan et Moscou se sont considérablement dégradées. Longtemps alliée de la Russie, l’Arménie reproche à son grand voisin de ne pas l’avoir soutenue face à son rival azerbaïdjanais, malgré les engagements pris au sein de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC).
Ce sentiment d’abandon a conduit l’Arménie à geler sa participation à cette alliance militaire dominée par la Russie, marquant un tournant dans sa politique étrangère. Le récent projet d’accord de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, négocié à Washington en août, a ravivé le débat sur la pertinence de la présence russe. Pour beaucoup, comme Rouben Mehrabian, 58 ans, la base de Gyumri n’a plus de raison d’être dans ce nouveau contexte.
La Russie doit quitter l’Arménie, car sa présence militaire ne garantit plus notre sécurité, mais la compromet.
– Anahit Tadevossian, manifestante
Une Base Russe au Cœur des Tensions
La base militaire de Gyumri, établie en 1995, est un vestige de l’ère soviétique. Selon un accord bilatéral, elle est censée rester en place jusqu’en 2044, garantissant à la Russie une présence stratégique dans le Caucase. Mais pour une partie de la population arménienne, cette installation est devenue un symbole d’ingérence. Les manifestants estiment que la Russie, loin de protéger l’Arménie, utilise cette base pour maintenir son influence dans la région.
Pourtant, la base n’est pas sans défenseurs. Une contre-manifestation, organisée par le mouvement Mère Arménie, a réuni quelques dizaines de personnes favorables à la présence russe. Pour eux, cette base reste un gage de sécurité régionale face aux menaces extérieures, notamment de l’Azerbaïdjan et de la Turquie. Manouk Soukiassian, l’un des organisateurs, a insisté sur le rôle de la Russie dans la préservation de l’indépendance arménienne.
Cette base assure l’indépendance et la sécurité de l’Arménie. Ceux qui s’y opposent mettent en danger notre pays.
Manouk Soukiassian, organisateur pro-russe
Un Équilibre Précaire dans le Caucase
Le Caucase est une région où les équilibres géopolitiques sont fragiles. L’Arménie, coincée entre des puissances régionales comme la Turquie, l’Iran et l’Azerbaïdjan, doit naviguer avec prudence. La perte du Karabakh, enclave disputée depuis les années 1990, a été un coup dur pour l’identité nationale arménienne. Ce revers a également mis en lumière les limites de l’alliance avec la Russie, poussant Erevan à explorer de nouveaux partenariats, notamment avec l’Occident.
Le projet d’accord de paix avec l’Azerbaïdjan, bien que prometteur, reste fragile. Dans ce contexte, la présence militaire russe à Gyumri est perçue par certains comme un frein à la normalisation des relations avec les voisins. D’autres, au contraire, y voient une assurance contre de nouvelles agressions. Ce débat divise profondément la société arménienne, comme en témoignent les manifestations opposées à Gyumri.
Position | Arguments principaux |
---|---|
Contre la base russe | Menace intérieure, ingérence russe, besoin d’indépendance |
Pour la base russe | Sécurité régionale, protection contre l’Azerbaïdjan |
Vers une Redéfinition de la Souveraineté Arménienne ?
La manifestation de Gyumri n’est pas un simple épisode isolé. Elle s’inscrit dans un mouvement plus large, celui d’une Arménie en quête de sa place dans un monde en mutation. La suspension de la participation à l’OTSC, les négociations avec l’Azerbaïdjan et l’ouverture vers l’Occident signalent une volonté de redéfinir les alliances du pays. Mais cette transition est semée d’embûches.
Pour les manifestants anti-russes, la souveraineté passe par l’expulsion des forces étrangères. Ils rêvent d’une Arménie libre de toute tutelle, capable de défendre ses intérêts sans dépendre de puissances extérieures. Cependant, la réalité géopolitique impose des choix difficiles. Sans la Russie, l’Arménie pourrait-elle faire face seule aux défis régionaux ?
La question reste ouverte, mais une chose est sûre : la base de Gyumri, autrefois perçue comme un rempart, est aujourd’hui au cœur d’un débat existentiel pour l’Arménie. Entre aspirations à l’indépendance et impératifs de sécurité, le pays se trouve à un carrefour historique.
Les Enjeux à Venir
Les tensions autour de la base de Gyumri ne sont qu’un symptôme d’un malaise plus profond. L’Arménie, comme d’autres ex-républiques soviétiques, cherche à se réinventer dans un contexte mondial instable. La Russie, affaiblie par son engagement en Ukraine, peine à maintenir son influence dans le Caucase. Pendant ce temps, l’Arménie explore de nouvelles voies, mais à quel prix ?
Les mois à venir seront cruciaux. Si l’accord de paix avec l’Azerbaïdjan se concrétise, il pourrait redessiner les dynamiques régionales. Mais pour l’instant, la base russe reste un point de friction, un symbole des tiraillements entre passé et avenir. L’Arménie saura-t-elle trouver l’équilibre entre indépendance et sécurité ?
Entre passé soviétique et aspirations à la souveraineté, l’Arménie se tient à un carrefour décisif.
En attendant, les montagnes du Caucase continuent de veiller sur Gyumri, où les voix des manifestants, qu’ils soient pour ou contre la Russie, résonnent comme un écho des défis à venir. Ce petit pays, riche d’histoire et de résilience, écrit une nouvelle page de son destin, sous le regard attentif du monde.