Que se passe-t-il quand un peuple qui a renversé une dictature il y a à peine quinze ans voit ses libertés s’effilocher jour après jour ? Samedi, à Tunis, plusieurs centaines de citoyens ont choisi la rue pour hurler leur colère et leur peur : « L’opposition n’est pas un crime ».
Un rassemblement symbolique au cœur de la capitale
Avenue Habib Bourguiba, lieu historique de toutes les grandes contestations tunisiennes, le décor est planté. Des portraits géants flottent au-dessus de la foule : Rached Ghannouchi, Abir Moussi, Ahmed Néjib Chebbi, Chaïma Issa, Jawhar Ben Mbarek, Saadia Mosbah… Des visages que tout le pays connaît, aujourd’hui derrière les barreaux.
Ce n’est pas une manifestation de parti unique. Ce sont des militants de gauche, des islamistes modérés, des destouriens, des avocats, des étudiants, des familles qui se retrouvent unis par un seul cri : assez.
Trois nouvelles condamnations qui ont mis le feu aux poudres
En quelques jours seulement, trois figures majeures de l’opposition ont été jetées en prison sous l’accusation lourde de « complot contre la sûreté de l’État ».
Ahmed Néjib Chebbi, président du Front de salut national, la principale coalition d’opposants. Ayachi Hammami, avocat respecté et voix critique. Chaïma Issa, militante féministe et membre active du même Front. Tous les trois condamnés rapidement, sans que leurs proches ou leurs avocats ne puissent réellement se défendre.
Ces arrestations ne sortent pas de nulle part. Elles s’inscrivent dans une longue liste qui ne cesse de s’allonger depuis 2022 : journalistes, blogueurs, syndicalistes, avocats, humanitaires… Tous poursuivis soit pour « complot », soit en vertu du décret-loi 54 sur les « fausses informations ».
« Depuis le 25 juillet 2021, depuis le coup d’État, les choses ont complètement changé. On a vu nos libertés petit à petit être retirées alors qu’on a quand même fait la révolution. »
Hager Chebbi, fille d’Ahmed Néjib Chebbi
Ses mots résonnent comme un écho douloureux de 2011. La révolution du jasmin avait pourtant promis la liberté d’expression, la fin de l’arbitraire policier, une justice indépendante. Quatorze ans plus tard, beaucoup ont le sentiment que tout cela s’effondre.
Des portraits qui racontent une répression tous azimuts
Dans la manifestation, chaque portrait brandi est une histoire de courage et d’injustice.
Rached Ghannouchi, 83 ans, président du mouvement Ennahdha, condamné à plusieurs reprises et toujours détenu. Abir Moussi, farouche opposante laïque et cheffe du Parti destourien libre, elle aussi en prison depuis plus d’un an. Jawhar Ben Mbarek, intellectuel et constitutionnaliste, cofondateur de la campagne « Citoyens contre le coup d’État ». Saadia Mosbah, figure de la lutte antiraciste, arrêtée alors qu’elle venait en aide à des migrants subsahariens.
Ils n’ont pourtant presque rien en commun politiquement. Certains sont islamistes, d’autres laïcs acharnés, d’autres encore défenseurs des droits humains universels. Mais aujourd’hui, ils partagent le même sort : la prison politique.
Ce qu’il faut retenir : En Tunisie, on peut être emprisonné aujourd’hui quel que soit son bord politique dès lors qu’on critique ouvertement le président ou son pouvoir.
Le décret 54, arme absolue contre la liberté d’expression
Adopté en septembre 2022, le décret-loi n°54 est devenu l’outil favori des autorités pour faire taire toute voix discordante. Son article 24 punit jusqu’à cinq ans de prison et 50 000 dinars d’amende la diffusion de « fausses nouvelles » susceptibles de « porter atteinte à la sécurité publique » ou à « l’image du pays ».
Dans les faits, ce texte à la formulation vague permet d’arrêter n’importe qui pour un simple post Facebook, une interview, ou même un tweet ironique. Des dizaines de journalistes et de citoyens lambdas ont déjà été condamnés.
Les organisations internationales sont unanimes : ce décret viole les engagements internationaux de la Tunisie en matière de liberté d’expression.
Une unité fragile mais réelle dans la rue
L’avocat et ancien ministre Samir Dilou, présent dans le cortège, a résumé l’état d’esprit général :
« Les acteurs politiques étaient dispersés, et même le terrain ne les unissait pas. S’ils ne s’accordent pas sur un programme ou une vision commune, au moins que la lutte sur le terrain pour la défense des droits et libertés et la demande de libération des prisonniers politiques les unissent. »
C’est peut-être la première fois depuis longtemps que des militants issus d’horizons aussi différents marchent côte à côte sans se déchirer. La répression a réussi là où des années de dialogue avaient échoué : créer un front commun, au moins sur l’essentiel.
Les ONG sonnent l’alarme internationale
Amnesty International parle d’une « effrayante détermination des autorités tunisiennes à étouffer l’opposition pacifique ». Human Rights Watch va plus loin : « Quinze ans après la révolution, c’est comme si la dictature marquait officiellement son retour ».
Ces mots sont lourds. Ils font écho à ceux prononcés dans les années Ben Ali, quand la police politique arrêtait, torturait, faisait disparaître. Beaucoup de manifestants samedi étaient des adolescents en 2011. Ils ne pensaient pas revivre ça un jour.
Pourtant, les similitudes frappent : justice instrumentalisée, médias muselés, société civile bâillonnée, exil forcé pour ceux qui le peuvent encore.
Et maintenant ? Vers une nouvelle explosion sociale ?
La manifestation de samedi n’était pas immense en nombre, mais elle était forte en symboles. Elle montre que malgré la peur, malgré les arrestations en cascade, une partie de la société refuse de baisser la tête.
Les mois à venir seront décisifs. Les procès se multiplient, les peines s’alourdissent, la crise économique continue de plomber le quotidien des Tunisiens. Combien de temps avant que la colère ne devienne ingérable, même pour un pouvoir qui contrôle police et justice ?
Une chose est sûre : ceux qui défilaient samedi sous le soleil de Tunis ne manifestaient pas seulement pour quelques leaders emprisonnés. Ils manifestaient pour l’idée même de démocratie, celle pour laquelle ils avaient risqué leur vie en 2011.
Et cette idée-là, aucune prison ne semble encore capable de l’enfermer.









