Imaginez une salle de réunion à Bruxelles, ce lundi matin. D’un côté, des ministres européens déterminés. De l’autre, deux hauts responsables américains venus défendre la ligne dure de Washington. Au centre de la table : des bobines d’acier, des bouteilles de vin et, en toile de fond invisible mais pesante, la menace des surcapacités chinoises. C’est exactement le décor des négociations qui se déroulent en ce moment même entre l’Union européenne et les États-Unis.
Un bras de fer qui dure depuis des mois
Depuis l’arrivée de la nouvelle administration américaine, les relations commerciales transatlantiques traversent une zone de fortes turbulences. Les droits de douane imposés sur l’acier et l’aluminium, puis étendus à des centaines de produits dérivés, sont redevenus le principal point de friction. L’Europe, qui pensait avoir apaisé les tensions avec un accord conclu cet été, découvre que la partie est loin d’être gagnée.
L’accord de juillet prévoyait une surtaxe uniforme de 15 % sur de nombreux produits européens. Un compromis douloureux, mais préférable aux menaces initiales qui tablaient sur bien pire. Pourtant, plusieurs secteurs stratégiques sont restés sur le carreau, notamment tout ce qui touche à l’acier et aux métaux.
L’acier et l’aluminium dans le collimateur américain
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Les droits de douane américains sur l’acier européen culminent encore à 50 % pour certaines catégories. Un niveau jugé exorbitant par Bruxelles, qui milite pour un retour au taux de 15 % appliqué à d’autres produits dans le cadre de l’accord estival.
Mais l’enjeu va bien au-delà du simple taux. Des centaines de produits finis intègrent de l’acier ou de l’aluminium européen : machines-outils, pièces automobiles, éléments de construction… Tous subissent de plein fouet ces surtaxes punitives. L’industrie européenne estime ses pertes à plusieurs milliards d’euros chaque année.
« Nous avons encore beaucoup de travail, notamment sur l’acier et les produits dérivés, où nous cherchons à réduire les droits de douane et à lutter ensemble contre les surcapacités mondiales »
Maros Sefcovic, commissaire européen au Commerce
Le dossier ultrasensible des vins et spiritueux
Si l’acier fait les gros titres, un autre secteur retient son souffle : celui des vins et spiritueux. La France, l’Italie et l’Espagne en tête, espèrent toujours obtenir une exemption totale de droits de douane pour leurs bouteilles exportées outre-Atlantique.
Pour l’instant, rien n’est acquis. Les négociateurs européens repartent à l’assaut ce lundi, armés d’arguments économiques mais aussi culturels. Le vin européen, ce n’est pas seulement un produit agricole : c’est un patrimoine, une identité, un savoir-faire reconnu mondialement.
Chaque année, des millions de bouteilles de bordeaux, de chianti ou de rioja traversent l’Atlantique. Toute surtaxe supplémentaire menace directement des milliers d’emplois dans les régions viticoles déjà fragilisées par le changement climatique et la concurrence mondiale.
La Chine, l’adversaire commun qui pourrait tout changer
Il existe pourtant un terrain d’entente possible, et il s’appelle la Chine. Européens et Américains partagent la même analyse : les surcapacités de production d’acier chinoises faussent la concurrence mondiale et inondent les marchés à des prix artificiellement bas.
Bruxelles propose donc une alliance pragmatique : établir des quotas d’importation détaxés réciproques entre l’UE et les États-Unis, tout en érigeant un front commun face à Pékin. Une stratégie gagnant-gagnant en apparence, qui permettrait de protéger les sidérurgistes des deux côtés de l’Atlantique.
L’Europe a d’ailleurs montré l’exemple le mois dernier en relevant ses propres droits de douane sur l’acier importé, précisément pour contrer la concurrence chinoise déloyale. Reste à convaincre Washington d’emboîter le pas de manière coordonnée.
Les exigences américaines qui crispent Bruxelles
Mais rien n’est jamais gratuit en diplomatie commerciale. En échange d’éventuelles concessions sur l’acier, les États-Unis posent leurs conditions. Et elles sont lourdes.
Washington exige d’abord que l’Europe supprime immédiatement ses propres droits de douane sur une série de produits américains, comme prévu dans l’accord de juillet mais pas encore totalement appliqué. Ensuite, il demande une révision en profondeur de certaines réglementations européennes jugées trop contraignantes.
- Normes environnementales strictes (REACH, taxonomie verte)
- Règles sur la protection des données (RGPD)
- Future réglementation sur l’intelligence artificielle
- Taxe sur les services numériques visant les GAFAM
Tous ces sujets empoisonnent régulièrement les relations transatlantiques. Les négociateurs américains les brandissent comme autant de cartes dans leur manche.
Une visite sous haute tension à Bruxelles
C’est dans ce contexte explosif que le secrétaire américain au Commerce Howard Lutnick et le représentant au Commerce Jamieson Greer foulent le sol européen ce lundi. Ils sont invités à un conseil des ministres spécialement consacré au suivi de l’accord commercial.
Les discussions s’annoncent rudes. D’un côté, l’Europe veut des gestes concrets et rapides sur l’acier et les spiritueux. De l’autre, les États-Unis arrivent avec leur propre liste de doléances et peu d’intention de céder sans contrepartie massive.
Le ministre danois Lars Løkke Rasmussen, qui assure actuellement la présidence tournante du Conseil, a tenté une note d’apaisement : « Nous avons rencontré des obstacles, c’est évident, mais il est crucial d’aller de l’avant. L’Europe et les États-Unis ont trop à perdre si nous ne faisons pas front commun. »
Vers un nouvel équilibre ou une guerre commerciale larvée ?
La question qui brûle toutes les lèvres ce lundi soir : ces négociations vont-elles déboucher sur un apaisement durable ou simplement repousser l’échéance d’un conflit commercial plus ouvert ?
Plusieurs scénarios sont sur la table. Le plus optimiste verrait une réduction progressive des droits de douane sur l’acier à 15 %, couplée à des exemptions sectorielles pour les vins et spiritueux, et la mise en place de quotas détaxés réciproques. Le plus pessimiste imagine un échec des discussions et de nouvelles mesures de rétorsion des deux côtés.
Entre les deux, la réalité sera probablement un compromis boiteux, comme souvent dans ce type de négociations. Mais chaque pourcentage de droit de douane en moins ou en plus pèse des dizaines de millions d’euros pour les entreprises et des milliers d’emplois en Europe et aux États-Unis.
Une chose est sûre : ce qui se joue ce lundi à Bruxelles dépasse largement le simple commerce de l’acier ou du vin. C’est toute la relation transatlantique qui se redessine, dans un monde où la Chine impose de plus en plus sa loi économique. L’Europe et les États-Unis parviendront-ils à surmonter leurs divergences pour faire front commun ? La réponse, dans les prochaines heures ou les prochains jours, pourrait bien redéfinir l’équilibre commercial mondial pour les années à venir.
À l’heure où les deux plus grandes économies démocratiques du monde se regardent en chiens de faïence,, la menace chinoise pourrait paradoxalement devenir le catalyseur d’un rapprochement. Ou l’étincelle d’une nouvelle fracture. Tout dépendra de la capacité des négociateurs à transformer une menace commune en opportunité partagée.
En attendant, des milliers d’entreprises européennes retiennent leur souffle. Et les viticulteurs champenois, bordelais ou toscans gardent les doigts croisés pour que leurs précieuses bouteilles échappent, une fois encore, à la guerre des droits de douane.









