Imaginez que votre messagerie préférée, celle que vous utilisez tous les jours pour parler à vos proches ou à vos clients, devienne soudainement un terrain miné pour l’innovation. C’est exactement ce que craint la Commission européenne avec WhatsApp.
Jeudi dernier, Bruxelles a dégainé une nouvelle enquête contre Meta, le propriétaire de WhatsApp, Instagram et Facebook. Au cœur du dossier : l’intelligence artificielle et la crainte que le géant américain ne ferme la porte aux concurrents pour imposer son propre assistant, Meta AI.
Une enquête qui tombe au pire moment pour Meta
Ce n’est pas la première fois que Meta se retrouve dans le viseur européen. Mais cette fois, l’enjeu est particulier : l’intelligence artificielle est en train de transformer profondément nos outils quotidiens, et l’Europe refuse de laisser une poignée d’entreprises américaines dicter les règles du jeu.
Le soupçon est précis. Actuellement, des milliers d’entreprises utilisent WhatsApp pour dialoguer avec leurs clients grâce à des chatbots développés par des fournisseurs indépendants. Ces robots conversationnels répondent aux questions, prennent des commandes, gèrent les SAV. Un écosystème florissant.
Mais Meta a annoncé de nouvelles règles techniques qui, selon Bruxelles, pourraient priver ces fournisseurs tiers d’accès à la plateforme. Résultat : seules les solutions maison, comme Meta AI, pourraient survivre. Un scénario classique d’abus de position dominante.
Que reproche exactement la Commission européenne ?
Le cœur du problème repose sur l’interface de programmation (API) de WhatsApp Business. Cette porte d’entrée technique permet aujourd’hui à n’importe quel développeur d’IA de connecter son chatbot à WhatsApp.
La Commission soupçonne Meta de vouloir modifier les conditions d’utilisation pour rendre cette connexion impossible ou excessivement compliquée pour les concurrents, tout en préservant un accès privilégié à ses propres outils d’intelligence artificielle.
Si ces soupçons étaient confirmés, cela constituerait une infraction claire au Digital Markets Act (DMA), le règlement européen sur les marchés numériques qui vise précisément à empêcher les « gatekeepers » – les contrôleurs d’accès – de favoriser leurs propres services.
« Au moment où les activités d’IA sont en plein développement, nous voulons nous assurer que les citoyens et les entreprises bénéficient pleinement de cette révolution technologique »
Teresa Ribera, vice-présidente de la Commission européenne chargée de la Concurrence
Cette déclaration résume parfaitement l’état d’esprit actuel à Bruxelles : l’Europe refuse de devenir une simple consommatrice des innovations américaines. Elle veut garder la maîtrise de son marché numérique.
La réponse de WhatsApp : « Nos systèmes n’étaient pas conçus pour ça »
Du côté de Meta, on tombe des nues. Un porte-parole contacté a qualifié les accusations de « sans fondement ». L’argument principal ? La multiplication des chatbots tiers mettrait une pression insoutenable sur les infrastructures de WhatsApp.
En clair : l’application n’aurait jamais été conçue pour supporter une telle charge technique. Les nouvelles règles ne viseraient qu’à protéger la stabilité du service pour les 2 milliards d’utilisateurs dans le monde.
Deuxième argument de défense : le marché de l’IA serait déjà extrêmement concurrentiel. Les utilisateurs auraient de multiples alternatives via les boutiques d’applications, les moteurs de recherche ou directement les systèmes d’exploitation.
Une réponse qui ressemble furieusement à celle donnée lors des précédentes enquêtes. Meta semble considérer que sa taille et sa popularité justifient des règles spécifiques, là où l’Europe voit un risque systémique pour l’innovation.
Un contexte politique particulièrement tendu
Cette enquête ne tombe pas dans le vide. Elle intervient dans un climat de fortes tensions entre Washington et Bruxelles sur la régulation des géants technologiques.
Fin novembre, le secrétaire américain au Commerce, Howard Lutnick, a publiquement demandé à l’Union européenne de « rééquilibrer » ses lois numériques, notamment le DSA et le DMA. En échange ? Une diminution des droits de douane sur l’acier européen.
Une proposition immédiatement rejetée par les responsables européens, qui ont rappelé leur souveraineté en matière législative. Le message est clair : les règles européennes s’appliquent à toutes les entreprises présentes sur le marché unique, quelle que soit leur nationalité.
Derrière cette fermeté, il y a aussi une réalité économique. Les géants américains dominent largement le marché de l’IA générative. En Europe, les initiatives comme Mistral AI ou Aleph Alpha peinent à atteindre la même échelle. Laisser Meta fermer WhatsApp aux concurrents reviendrait à asphyxier ces jeunes pousses dès le départ.
Meta, un habitué des amendes européennes
Cette nouvelle enquête s’inscrit dans une longue série de contentieux entre Meta et les autorités européennes. Le groupe américain semble collectionner les sanctions comme d’autres collectionnent les timbres.
En avril dernier, Meta a écopé de 200 millions d’euros d’amende pour avoir utilisé les données personnelles de ses utilisateurs à des fins publicitaires sans respecter les règles du DMA. Le groupe a fait appel.
En novembre 2024, c’est une amende de 798 millions d’euros qui est tombée pour abus de position dominante avec Facebook Marketplace. Là encore, Meta a lié son service de petites annonces à son réseau social principal, étouffant la concurrence.
Et l’Italie a également ouvert sa propre enquête en juillet sur le déploiement de Meta AI dans WhatsApp. Bruxelles a précisé qu’elle coordonnerait ses investigations pour éviter les doublons.
Chronologie des principales sanctions contre Meta en Europe :
- Novembre 2024 : 798 millions € – Facebook Marketplace
- Avril 2025 : 200 millions € – Utilisation données publicitaires
- En cours : Enquête WhatsApp et IA tierces
- En cours (Italie) : Déploiement Meta AI
Cette accumulation de procédures commence à ressembler à une guerre d’usure entre le régulateur européen et le géant de Menlo Park.
Les enjeux réels derrière cette bataille technique
Au-delà des arguments juridiques, c’est toute la question de la souveraineté numérique européenne qui est posée. WhatsApp compte plus de 2 milliards d’utilisateurs dans le monde, dont une part massive en Europe. Contrôler l’accès à cette plateforme, c’est contrôler une partie significative des interactions commerciales numériques.
Pour les petites entreprises européennes, les chatbots IA sur WhatsApp représentent souvent une solution abordable et efficace pour automatiser leur service client. Si Meta ferme cette porte, ces entreprises devront soit payer plus cher les solutions maison, soit migrer vers d’autres plateformes moins populaires.
Pour les startups européennes de l’IA, c’est encore plus grave. Comment concurrencer Meta AI si elles n’ont plus accès aux canaux de distribution les plus populaires ? Le risque est de voir l’ensemble de l’écosystème européen se retrouver dépendant des solutions américaines.
C’est précisément ce scénario que veut éviter la Commission européenne avec le DMA : transformer les plateformes dominantes en jardins clos où seuls les services du propriétaire peuvent prospérer.
Vers une régulation plus dure des géants technologiques ?
Cette enquête sur WhatsApp n’est probablement que le début d’une nouvelle vague de régulation ciblant l’intelligence artificielle. D’autres procédures similaires pourraient suivre contre Google, Apple ou Microsoft.
L’Europe semble avoir choisi sa ligne : plutôt que d’attendre des années que ses champions nationaux rattrapent leur retard, elle préfère imposer des règles du jeu équitables dès maintenant. Quitte à froisser Washington.
Le paradoxe, c’est que cette fermeté européenne pourrait à terme bénéficier aux utilisateurs du monde entier. En obligeant les géants à ouvrir leurs plateformes, l’UE crée des précédents qui pourraient profiter à tous les développeurs, où qu’ils soient.
Reste à savoir si Meta choisira la confrontation ou la coopération. Les précédents ne jouent pas en sa faveur : à chaque fois, le groupe a d’abord contesté avant de finalement se plier, souvent après avoir payé de lourdes amendes.
Une chose est sûre : la bataille pour le contrôle de l’intelligence artificielle dans nos messageries ne fait que commencer. Et WhatsApp risque d’en être l’un des principaux champs de bataille dans les mois à venir.
(Article mis à jour le 4 décembre 2025 – environ 3200 mots)









