En Irak, le vent a tourné pour l’alcool. Depuis début 2023, les autorités resserrent l’étau, appliquant avec un zèle renouvelé une loi de 2016 interdisant la vente et l’importation de boissons alcoolisées. Clubs privés, bars, magasins spécialisés : de nombreux établissements ont dû mettre la clé sous la porte ces derniers mois, souvent après des décennies d’activité. Une situation tendue qui soulève de nombreuses questions sur les motivations et les enjeux de ce durcissement.
Quand la loi anti-alcool s’applique soudain avec rigueur
Bien qu’adoptée en 2016, la loi interdisant la vente et l’importation d’alcool n’était jusqu’à récemment que partiellement appliquée en Irak. Une certaine tolérance perdurait, comme en témoignait par exemple une décision gouvernementale en février 2023 d’imposer une taxe douanière de 200% sur les boissons alcoolisées importées pendant quatre ans. Mais depuis quelques mois, changement radical : les autorités ont durci le ton et multiplié les actions contre les lieux de vente et de consommation d’alcool.
En novembre, des dizaines de clubs privés « sociaux », dont certains comptaient des milliers de membres et opéraient à Bagdad depuis des décennies, ont reçu une lettre officielle leur intimant l’ordre de cesser « la fabrication et la vente de tous les types de boissons alcoolisées ». Leurs propriétaires, souvent issus des minorités chrétiennes et yazidies, sont menacés de poursuites judiciaires. Manifestations, pétitions, recours en justice : rien n’y fait. Les établissements sont contraints de fermer, de mettre leurs employés au chômage technique.
Des scènes surréalistes dans Bagdad
Dans la capitale irakienne, des scènes surréalistes se jouent au quotidien. Des clubs désertés, aux tables couvertes de poussière et de verres sales, sont dorénavant surveillés de près par les forces de sécurité. Les rares magasins d’alcool encore ouverts vivent dans une semi-clandestinité, forcés de jouer au chat et à la souris avec les autorités. Leurs employés guettent les patrouilles pour fermer en toute hâte leur petite fenêtre métallique. Et certains fonctionnaires viennent, en civil, s’approvisionner dans ces mêmes commerces qu’ils contribuent à fermer…
«Nous jouons au jeu du chat et de la souris avec les autorités», explique un vendeur d’alcool bagdadi.
Une décision politique qui divise
Les autorités justifient leur politique par une volonté de lutter contre la criminalité, qualifiant les bars et salles de jeux de « foyers » de trafics illégaux et de violences. Mais beaucoup y voient plutôt une décision purement politique, sous la pression d’une majorité parlementaire conservatrice. Dans un pays divisé entre confessions et ethnies, où subsiste une grande diversité de pratiques et de coutumes, la question de l’alcool reste un sujet clivant.
Un attachement revendiqué à la liberté de consommer pour les minorités chrétiennes et yazidies, face à une volonté croissante de réglementation des mœurs d’une société qui reste très largement conservatrice. Et au milieu, des pratiques officieuses bien ancrées, parmi toutes les communautés, comme le souligne avec ironie un commerçant bagdadi : « La société est hypocrite, car les fonctionnaires ferment nos magasins, puis viennent acheter de l’alcool en civil ».
Une filière fragilisée, qui risque de basculer dans l’illégalité
Au-delà des débats sociétaux, c’est tout un secteur économique qui se trouve aujourd’hui fragilisé. Selon le député yazidi Mahma Khalil, entre 150 000 et 200 000 Irakiens seraient affectés par ces mesures prohibitives, avec des pertes se chiffrant en millions de dollars par mois pour les entrepreneurs. Une situation critique qui pousse certains grands noms du secteur, souvent chrétiens ou yazidis, à envisager de quitter Bagdad pour l’étranger ou la région kurde.
Pourtant, comme le rappelle la chercheuse Razaw Salihy d’Amnesty International, les politiques de prohibition ont prouvé leurs limites et leurs effets pervers à travers l’Histoire. Leur inefficacité à endiguer réellement la consommation, associée aux violences et aux marchés parallèles qu’elles génèrent bien souvent. Un avis que semblent partager de nombreux Irakiens qui continuent, bon an mal an, de chercher à s’approvisionner en boissons alcoolisées. Signe que le débat est loin d’être clos.
Entre droits des minorités, mœurs d’une société divisée et enjeux économiques, la politique de prohibition de l’alcool en Irak concentre donc de nombreuses tensions. Une équation complexe pour les autorités de Bagdad qui peinent à faire consensus. Et qui semble, à court terme, surtout profiter aux trafiquants et autres acteurs de la contrebande, à défaut de régler les problèmes de société profonds du pays.