Imaginez une usine centenaire qui a équipé des millions de foyers français. Des marques que vos grands-parents achetaient déjà : Brandt, Vedette, Sauter, De Dietrich. Et puis, un matin de décembre 2025, tout s’arrête. Le rideau tombe. 700 salariés apprennent qu’ils n’ont plus d’emploi. Le dernier bastion du gros électroménager tricolore vient de déposer le bilan définitivement.
Un siècle d’histoire qui s’éteint en silence
L’entreprise Brandt fêtait l’an dernier ses 100 ans. Créée en 1903, elle avait survécu à deux guerres mondiales, à la crise de 1929, aux Trente Glorieuses, à la concurrence asiatique des années 80-90. Elle incarnait encore, il y a peu, cette capacité française à produire des lave-linge et des réfrigérateurs de qualité, conçus et assemblés sur le sol national.
Et puis vint 2014. Le groupe algérien Cevital, dirigé par Issad Rebrab, rachète Brandt au fonds d’investissement israélien qui le détenait alors. L’opération est présentée comme un sauvetage. On parle d’investissements massifs, de relocalisation, d’export vers l’Afrique. Les salariés y croient. Les élus locaux aussi.
Dix ans plus tard, le rêve s’est transformé en cauchemar.
2014-2025 : la descente aux enfers
Dès 2016, les premiers signaux inquiétants apparaissent. Les investissements promis tardent. Les usines de Vendôme et d’Orléans tournent au ralenti. Les commandes pour l’export ne décollent pas. Les dettes, elles, s’accumulent.
En 2020, Cevital tente une restructuration sur restructuration. Des centaines de postes sont supprimés en douceur. Les syndicats dénoncent un démantèlement progressif. Les machines-outils partent discrètement vers l’Algérie ou la Tunisie. On parle de “transfert de savoir-faire”.
Octobre 2025 : le couperet tombe. Redressement judiciaire. Les salariés retiennent leur souffle pendant deux mois. Ils espèrent encore un repreneur miracle, un plan de continuation. Le 11 décembre, le tribunal de Nanterre prononce la liquidation pure et simple.
« C’est une terrible nouvelle, un choc et un coup très dur porté à l’industrie française »
François Bonneau, président de la région Centre-Val de Loire
Pourquoi personne n’a vu venir la catastrophe ?
Plusieurs facteurs se sont combinés avec une redoutable efficacité.
- Une concurrence asiatique (Turquie, Pologne, Chine) à prix cassés que même les marques premium peinent à contrer.
- Un coût du travail français toujours élevé malgré les aides publiques.
- Des investissements promis par Cevital qui n’ont jamais vraiment été réalisés à la hauteur annoncée.
- Une stratégie d’export vers le Maghreb et l’Afrique subsaharienne qui n’a jamais pris.
- Une image de marque française forte… mais des produits de plus en plus fabriqués à l’étranger ces dernières années.
Résultat : l’entreprise perdait plusieurs dizaines de millions d’euros par an depuis 2018. Les banques ont fini par fermer le robinet. Game over.
Que vont devenir les 700 salariés ?
À l’annonce de la liquidation, le choc est immense. Beaucoup ont plus de 50 ans. Certains ont passé toute leur carrière chez Brandt. Ils connaissent chaque vis de chaque machine.
L’État promet un “plan de sauvegarde de l’emploi renforcé”. On parle de cellules de reclassement, de formations, de primes supra-légales. Mais dans le Loiret et le Rhône, les bassins d’emploi industriels sont déjà sinistrés. Les usines automobiles ferment aussi les unes après les autres.
Certains salariés songent déjà à partir travailler en Allemagne ou en Pologne, là où l’électroménager se porte encore bien. D’autres parlent de reconversion dans la logistique ou les services à la personne. Peu y croient vraiment.
Un symbole parmi d’autres de la désindustrialisation
Brandt n’est pas un cas isolé. C’est le énième fleuron qui disparaît.
Ces vingt dernières années, la France a perdu :
- Près de 2 millions d’emplois industriels depuis 1980.
- Presque toute sa production textile et chaussure.
- Ses derniers fabricants de téléviseurs (Thomson).
- Ses derniers grands noms de la téléphonie (Alcatel, Sagem).
- Et maintenant, son dernier producteur de gros électroménager.
Dans les rayons des grandes surfaces, les marques françaises subsistent… mais les étiquettes “Fabriqué en France” ont presque disparu. On trouve encore du “Designed in France”, parfois “Assemblé en Europe”. Rarement plus.
Les leçons d’un échec
Ce drame interroge notre modèle.
Faut-il continuer à vendre nos entreprises à des fonds étrangers qui promettent monts et merveilles puis les vident de leur substance ?
Comment expliquer que des pays comme l’Italie (avec Smeg, De’Longhi) ou l’Allemagne (Miele, Bosch, Siemens) conservent encore une industrie électroménager forte, alors que nous avons tout perdu ?
Est-il encore possible, en 2025, de produire des lave-linge compétitifs en France avec un SMIC à 1 400 € nets et des charges sociales parmi les plus élevées d’Europe ?
Les réponses sont complexes. Mais une chose est sûre : chaque fermeture d’usine rend la suivante plus probable. C’est un cercle vicieux.
Et maintenant ?
Les machines seront vendues aux enchères. Certaines marques seront peut-être rachetées par des concurrents étrangers qui continueront à les exploiter… depuis la Turquie ou la Chine.
Les sites industriels d’Orléans, de Vendôme ou de Nevers seront probablement rasés pour laisser place à des zones commerciales ou des entrepôts logistiques. Comme tant d’autres avant eux.
Et dans quelques années, quand un jeune couple achètera son premier lave-linge, il se demandera peut-être pourquoi il n’existe plus aucune grande marque française dans ce rayon. Il haussera les épaules. Il ne saura pas qu’un jour, il y en avait.
Aujourd’hui, c’est plus qu’une entreprise qui meurt. C’est un morceau de notre souveraineté industrielle qui s’envole. Et avec elle, l’espoir que demain, nos enfants puissent encore travailler dans des usines françaises.
Brandt, 1903-2025.
Repose en paix.
La France n’a plus de fabricant de gros électroménager. C’est officiel. Et ça fait mal.









