Alors que les tensions géopolitiques s’exacerbent aux quatre coins du globe, l’industrie européenne de l’armement peine à suivre le rythme effréné de la course mondiale aux équipements militaires. Malgré des budgets de défense en nette hausse depuis 2021, les ventes des industriels européens stagnent, loin derrière leurs concurrents américains et asiatiques. Un constat alarmant qui soulève de nombreuses interrogations quant à la capacité de l’Europe à défendre ses intérêts stratégiques dans un contexte international de plus en plus instable.
Une croissance des ventes quasi-nulle en Europe
Selon un rapport du Stockholm Institute for Peace (SIPRI), les revenus combinés des 27 principaux groupes de défense européens n’ont progressé que de 0,2% en 2023, pour atteindre 133 milliards de dollars. Un chiffre bien en-deçà de la croissance mondiale du secteur, estimée à 4,2% sur la même période. « L’industrie européenne de l’armement est à la traîne du reste du monde », alerte le SIPRI, pointant du doigt « la plus faible augmentation de toutes les régions du monde ».
Cette atonie contraste avec l’envolée des budgets militaires du Vieux Continent. D’après l’Agence européenne de défense (AED), les dépenses de défense des pays membres de l’UE ont bondi de 31% depuis 2021 et devraient représenter 45% des budgets cumulés de l’Europe d’ici 2025-2030. Une manne financière dont ne semblent guère profiter les fleurons européens de l’armement.
L’écrasante domination américaine
A l’inverse, les groupes américains consolident leur hégémonie sur le marché mondial. Selon le classement du SIPRI, sept entreprises US figurent parmi les dix premiers producteurs d’armes de la planète. Le leader incontesté Lockheed Martin a vu son chiffre d’affaires bondir de 8,5%, suivi de près par Raytheon Technologies (+6,4%) et Boeing (+5,2%). Des performances que les Européens peinent à égaler.
La pression concurrentielle des industriels américains est colossale. Ils bénéficient d’un marché intérieur gigantesque et d’une R&D sans équivalent en Europe.
Un expert du secteur
Outre-Atlantique, les dépenses militaires atteignent des sommets, avec un budget 2023 de 858 milliards de dollars (+4,7%). De quoi doper les carnets de commandes des mastodontes US de la défense et leur garantir des marges confortables pour investir dans l’innovation.
Le défi de la souveraineté européenne
Face à cette concurrence exacerbée, l’Europe peine à s’affirmer. Malgré quelques success stories à l’export, à l’image des Rafale français ou des sous-marins allemands, beaucoup d’industriels du Vieux Continent souffrent d’un déficit de compétitivité. En cause : l’émiettement du tissu industriel, le manque d’investissements et des coopérations transnationales encore balbutiantes.
- L’Europe compte près de 30 avionneurs militaires contre 6 aux USA
- Seuls 22% des équipements des armées européennes sont le fruit de coopérations entre pays membres
- Les dépenses de R&D militaire par habitant sont 4 fois inférieures à celles des États-Unis
Pour corriger ces faiblesses structurelles, les autorités européennes misent sur un renforcement des synergies industrielles. Le nouveau Fonds européen de défense, doté de 13 milliards d’euros sur 7 ans, doit favoriser l’émergence de grands projets communs (avion de combat du futur, char de bataille franco-allemand…) pour faire émerger des champions continentaux.
L’autonomie stratégique de l’Europe ne pourra se construire que par la coopération, le partage des savoir-faire et la mise en commun des ressources.
Un proche du commissaire européen Breton
Mais cette ambition se heurte encore aux intérêts nationaux et aux réticences de certains États membres, peu enclins à partager leurs fleurons technologiques. Sans un sursaut politique, l’Europe risque de se condamner à une dépendance croissante vis-à-vis des équipementiers d’outre-Atlantique.
Urgence à réinvestir
Pour de nombreux experts, seul un effort massif d’investissement permettra à l’Europe de rester dans la course. « Nous avons besoin d’un véritable électrochoc budgétaire pour rattraper notre retard, notamment dans les technologies de rupture comme l’intelligence artificielle, les armes hypersoniques ou la guerre électronique », plaide un industriel français.
Mots clés : souveraineté européenne, marché de la défense, retard technologique
Un défi immense alors que la guerre en Ukraine a déjà englouti une part substantielle des stocks militaires européens. Face à l’urgence de reconstituer les arsenaux, les États sont tentés de se tourner vers les fournisseurs américains ou israéliens, plus réactifs et moins chers. Un choix de court terme qui risque d’affaiblir durablement la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE).
Dans ce contexte incertain, le réveil de l’Europe de l’armement apparaît comme une impérieuse nécessité. Faute de quoi, le Vieux Continent pourrait se retrouver relégué au rang de vassal technologique et stratégique des grandes puissances. Un scénario aux lourdes conséquences géopolitiques qu’il appartient aux dirigeants européens de déjouer en remobilisant d’urgence l’écosystème industriel et de recherche des pays membres. L’autonomie stratégique de l’Europe est à ce prix.