Et si l’intelligence artificielle, accusée de tous les maux, devenait demain le meilleur allié de nos démocraties fragilisées ?
Cette question, beaucoup se la posent avec angoisse. Audrey Tang, elle, y répond avec une sérénité désarmante et surtout avec des réalisations concrètes. L’ancienne ministre du Numérique de Taïwan, aujourd’hui ambassadrice itinérante du numérique, porte une conviction profonde : l’IA ne doit plus être cette « intelligence addictive » qui nous enferme dans des bulles de colère, mais une « intelligence qui assiste », au service des communautés et de la délibération collective.
Une trajectoire hors normes au service du bien commun
À seulement 14 ans, elle quittait l’école traditionnelle. Deux ans plus tard, elle créait déjà sa première entreprise de programmation. Direction la Silicon Valley, puis retour à Taïwan où elle deviendra, entre 2022 et 2024, la plus jeune ministre de l’histoire de l’île. Programmeuse autodidacte, se revendiquant de l’anarchisme libertaire, Audrey Tang incarne une forme rare d’engagement : celui qui refuse les hiérarchies classiques tout en produisant des résultats tangibles pour des millions de personnes.
Son mantra est simple mais puissant : les êtres humains resteront toujours supérieurs aux machines. « Nous, les citoyens, sommes la super-intelligence », aime-t-elle répéter. L’IA ne doit donc pas nous dominer ni nous remplacer ; elle doit nous augmenter, nous connecter, nous aider à co-construire des solutions communes.
Détourner l’IA de l’addiction vers l’assistance collective
Audrey Tang distingue clairement deux chemins possibles pour l’intelligence artificielle.
Le premier, celui que nous connaissons trop bien : une IA conçue pour capter notre attention à tout prix, nous enfermant dans des flux incessants d’informations négatives, de polémiques stériles et de fausse intimité. Algorithmes des grandes plateformes, réseaux sociaux, recommandations YouTube… tout est pensé pour nous garder scotchés, souvent au détriment de notre santé mentale et de la cohésion sociale.
Le second chemin, celui qu’elle défend ardemment : une IA civique, entraînée par et pour les communautés, capable de traduire les aspirations de chacun dans le langage de l’autre. Une intelligence qui ne polarise pas, mais qui rassemble.
« Nous pouvons détourner l’IA d’une intelligence addictive (…) pour la diriger vers une intelligence qui assiste, où ces systèmes sont guidés par et au service des communautés. »
Audrey Tang
Taïwan, laboratoire grandeur nature de l’IA pluraliste
L’île de 23 millions d’habitants est un terrain d’expérimentation unique. Seize peuples autochtones reconnus, plusieurs langues officielles (mandarin, holo, hakka, langues austronésiennes…), une histoire marquée par la colonisation et la diversité culturelle : Taïwan refuse farouchement le modèle d’un unique « grand modèle souverain » qui imposerait une vision homogène.
Au contraire, le choix a été fait de développer des IA spécifiques à chaque communauté linguistique et culturelle. Chaque groupe entraîne son propre modèle, selon ses valeurs, ses récits, son rapport au monde.
Puis ces différents modèles apprennent à dialoguer entre eux. Résultat ? Une réduction spectaculaire de la polarisation. Une communauté peut défendre la justice climatique en s’appuyant sur des arguments scientifiques et laïcs ; une autre peut mobiliser la notion biblique de « création à protéger ». Les deux parlent d’environnement, mais avec des références totalement différentes.
L’IA taïwanaise ne cherche pas à imposer une vérité unique. Elle traduit. Elle fait en sorte que le travail d’un groupe soit compréhensible et respectable dans le cadre de référence de l’autre. Ainsi, ce qui apparaît comme « justice climatique » pour les uns devient, pour les croyants, une action conforme à l’œuvre de Dieu.
Concrètement, cela donne quoi ?
- Une IA autochtone capable de rédiger des propositions dans la langue amise et selon la cosmogonie locale
- Un modèle chrétien qui reformule ces propositions en termes de stewardship biblique
- Une synthèse finale acceptée par tous parce que chacun s’y retrouve
Combattre le récit autoritaire par l’exemple
Pour Audrey Tang, l’enjeu est existentiel. Chaque jour, Taïwan subit environ deux millions de tentatives de cyberattaques, majoritairement attribuées à la Chine voisine. Une partie de ces attaques vise à inonder l’espace informationnel de contenus clivants dans le but de fracturer la société taïwanaise.
Face à cela, la réponse n’est pas seulement technique. Elle est politique et philosophique.
« Nous devons vraiment contrer le récit selon lequel la démocratie ne mène qu’à la polarisation et au chaos, sans jamais produire de résultats, car c’est le récit central de l’autoritarisme. »
Audrey Tang
En montrant qu’une démocratie peut, grâce à des outils numériques bien pensés, produire du consensus malgré une diversité extrême, Taïwan prive les régimes autoritaires de leur argument principal : « Regardez, la démocratie, ça ne marche pas. »
Vers un modèle exportable ailleurs ?
La force de la démarche taïwanaise tient dans sa simplicité fondamentale : partir des gens, de leurs langues, de leurs cultures, plutôt que d’imposer un modèle descendant. Cela résonne particulièrement dans des sociétés multiculturelles ou fracturées.
En Europe, où les débats sur l’immigration, le climat ou l’identité nationale déchirent souvent les opinions, l’idée d’IA capables de « traduire » les aspirations des uns dans le langage des autres pourrait ouvrir des perspectives nouvelles. Au lieu d’opposer « progressistes » et « conservateurs », on pourrait chercher les points de convergence exprimés différemment.
Aux États-Unis, où la polarisation atteint des sommets historiques, des modèles locaux entraînés par des communautés rurales, urbaines, religieuses ou laïques pourraient aider à reconstruire un dialogue national qui ne soit pas une simple addition de tribus hostiles.
Les leçons à retenir
Le message d’Audrey Tang est clair :
- L’IA n’est ni bonne ni mauvaise en soi : tout dépend de qui la conçoit et dans quel but
- La centralisation des modèles (OpenAI, Google, etc.) favorise les logiques capitalistiques et addictives
- La décentralisation et l’ancrage communautaire permettent de servir le bien commun
- La diversité n’est pas un obstacle à surmonter mais une richesse à préserver
- Les citoyens, ensemble, forment la véritable super-intelligence
Dans un monde où beaucoup craignent que l’IA ne creuse les fractures, Audrey Tang démontre qu’un autre chemin est possible. Un chemin où la technologie ne remplace pas la démocratie, mais la régénère.
Et si, finalement, la petite île de Taïwan, menacée de toutes parts, était en train d’inventer le modèle démocratique du XXIe siècle ?
Une chose est sûre : sa voix, douce mais déterminée, mérite d’être entendue bien au-delà de l’Asie.









