La polémique autour de l’État de droit a fait rage ces derniers jours en France. Le nouveau ministre Bruno Retailleau a été cloué au pilori tel un ennemi public pour avoir osé affirmer que l’État de droit n’était pas sacré, comme s’il venait de piétiner un totem intouchable. Mais derrière les formules emphatiques brandies par ses détracteurs, se cache une réalité bien plus complexe et troublante : la notion d’État de droit a subi une dérive inquiétante ces 50 dernières années, s’éloignant de sa définition juridique initiale pour devenir une forme politique quasi-religieuse, étrangère aux principes de la démocratie libérale.
L’État de droit : un concept devenu intouchable
Prononcer les mots “État de droit” suffit aujourd’hui à susciter un respect obligatoire et compassé, doublé d’une fureur vengeresse contre ceux qui oseraient transgresser ce tabou. Pourtant, ceux-là mêmes qui se drapent dans cette notion pour fustiger Bruno Retailleau sont bien en peine d’en donner une définition précise, au-delà de grandes envolées lyriques.
Car si l’État de droit, entendu comme une mise en forme institutionnelle visant à limiter l’arbitraire des pouvoirs publics via une hiérarchie des normes et un contrôle de constitutionnalité, fait spontanément consensus, force est de constater que sa signification a dangereusement glissé ces dernières décennies.
Une forme politique nouvelle et intouchable
Depuis une cinquantaine d’années, nous nous sommes en effet progressivement affranchis de la définition strictement juridique de l’État de droit pour lui préférer une forme politique nouvelle, quasi-sacrée, intouchable et étrangère aux fondements de la démocratie libérale.
Cette dérive s’est faite de manière insidieuse, au nom de grands principes en apparence indiscutables. Mais elle a abouti à faire de l’État de droit un véritable totem, une religion séculière avec ses dogmes, ses interdits et ses prêtres autoproclamés, prompts à excommunier tous ceux qui s’écarteraient de l’orthodoxie.
Un concept éloigné de la démocratie
Cette sacralisation de l’État de droit pose de sérieux problèmes démocratiques. Car en érigeant certains principes en absolus indépassables et en les soustrayant au débat public, elle confisque aux citoyens leur droit à délibérer collectivement de sujets pourtant fondamentaux.
Pire, cette conception extensive et rigide de l’État de droit en vient souvent à s’opposer frontalement à la volonté populaire exprimée dans les urnes. Les exemples ne manquent pas de scrutins démocratiques remis en cause ou contournés au nom du respect de l’État de droit, devenu supérieur au verdict des peuples.
L’État de droit, jadis rempart contre l’arbitraire, s’est ainsi mué en instrument de confiscation du pouvoir par des élites autoproclamées, gardiens d’un temple dont elles se réservent les clés.
– Mathieu Bock-Côté
Une évolution inquiétante à questionner
Il est urgent de questionner cette dérive de l’État de droit, qui sous couvert de défendre la liberté et la justice, en vient paradoxalement à les menacer. Cela ne signifie pas renoncer aux principes fondamentaux de nos démocraties, mais au contraire réaffirmer la primauté du politique sur le juridique et redonner aux citoyens, par le débat démocratique, la maîtrise de leur destin collectif.
L’État de droit ne doit pas être un fétiche soustrait à la discussion, mais un cadre institutionnel au service du peuple souverain, seul détenteur de la légitimité ultime en démocratie. Refuser la critique d’un État de droit ossifié et sacralisé, ce n’est pas succomber au totalitarisme, mais au contraire défendre la vitalité de nos démocraties et la liberté d’en débattre.
La polémique déclenchée par Bruno Retailleau a le mérite de mettre en lumière cette évolution inquiétante de l’État de droit. Il est temps d’ouvrir ce débat crucial, sans anathèmes ni tabous, pour faire vivre cet héritage précieux tout en le réinscrivant dans une pratique authentiquement démocratique. L’État de droit ne doit pas être un dieu inaccessible et vengeur, mais un principe vivant et dynamique au cœur de nos sociétés.