En 2020, la France faisait figure de pionnière en Europe en intégrant à son code pénal le délit de “suicide forcé”. Quatre ans plus tard cependant, la justice hexagonale peine encore à appréhender ces drames, qualifiés de véritables “féminicides de l’ombre”. Confrontés à des enquêtes d’une grande complexité, les magistrats avancent à tâtons dans ce domaine délicat.
Une avancée législative majeure
Inscrit dans la loi depuis 2020, le suicide forcé est désormais passible de 10 ans d’emprisonnement et de 150 000€ d’amende lorsqu’il résulte d’un harcèlement moral exercé par le conjoint ou l’ex-conjoint de la victime. Pour la juriste et militante féministe Yael Mellul, cette nouvelle circonstance aggravante au harcèlement moral constituait “une avancée phénoménale”, gravant “dans le marbre le fait que le harcèlement moral, longtemps minimisé, tue lui aussi”.
Des enquêtes d’une grande complexité
Malgré cette évolution législative, la justice en est encore “au stade des balbutiements” face à ces drames, déplore Mme Mellul. Les magistrats se heurtent en effet à la complexité de la preuve dans ces affaires sensibles. Comment établir le lien de causalité entre un harcèlement moral et un suicide ? Le harcèlement doit-il être l’unique cause du passage à l’acte, ou simplement y avoir contribué ?
D’après une source proche, même lorsque des plaintes sont déposées, certains dossiers n’arrivent pas jusqu’aux tribunaux, les juges estimant parfois que le suicide s’explique davantage par la fragilité psychologique de la victime que par les violences subies. Un non-lieu a ainsi été rendu en novembre dernier dans l’affaire d’Odile Nasri, dont les proches avaient porté plainte pour suicide forcé après dix années de violences conjugales dénoncées.
Des outils à développer
Face à ces difficultés, des initiatives voient le jour pour mieux repérer et prouver ces violences invisibles. La plateforme “Mémo de vie” permet ainsi aux victimes de consigner dans un espace sécurisé tous les éléments attestant du harcèlement subi au quotidien. Pour l’avocate Yael Mellul, une “autopsie psychologique” devrait aussi être réalisée à chaque suicide, en explorant notamment les outils numériques de la victime.
Selon elle, il est possible de “prouver la privation de liberté, la maîtrise des outils de communication, comme la connaissance des codes bancaires, du téléphone…” D’autres acteurs plaident pour une meilleure reconnaissance de la notion de “contrôle coercitif”, cette stratégie visant à dominer totalement une personne en combinant violences physiques ou sexuelles et tactiques plus insidieuses. Un concept qui permettrait “d’identifier des situations à risque, avant qu’il ne soit trop tard”, souligne Andreea Gruev-Vintila, autrice du livre “Le contrôle coercitif : au cœur de la violence conjugale”.
L’ampleur du phénomène
Si leur nombre exact reste difficile à évaluer, les suicides forcés sont loin d’être un phénomène marginal. Selon les dernières statistiques, 10% des femmes appelant le 3919, numéro dédié aux victimes de violences conjugales, confient avoir des pensées suicidaires ou avoir tenté de mettre fin à leurs jours. En 2023, les forces de l’ordre ont enregistré 773 victimes de harcèlement par conjoint ou ex-conjoint ayant conduit au suicide ou à sa tentative.
Des chiffres qui ne représentent que la partie émergée de l’iceberg, tant ces drames restent encore sous-estimés et méconnus. Pour les associations, il est urgent de mieux former les professionnels à repérer ces situations et d’encourager la libération de la parole des victimes. Car derrière chaque suicide forcé se cache l’histoire d’une vie brisée dans l’indifférence et le silence.
