Dans les Balkans, la liberté de la presse est plus que jamais menacée. Les procédures bâillons, ces poursuites judiciaires abusives visant à museler les journalistes, se multiplient à un rythme alarmant. Derrière chaque article pointant du doigt la corruption ou les malversations, plane désormais le spectre d’un procès ruineux, susceptible de mettre en péril la survie même des rédactions.
Le prix fort de l’investigation
Pour les médias d’investigation de la région, chaque nouvelle enquête publiée est un pari risqué. Car si leurs révélations dérangent, la réplique judiciaire ne se fait généralement pas attendre. C’est le cas du site serbe BIRN, attaqué en diffamation par le maire de Belgrade pour avoir pointé du doigt une villa italienne non déclarée. Montant réclamé : 100 000 euros, une somme astronomique susceptible de mettre le média à genoux.
En Serbie, le site KRIK fait lui aussi les frais de son travail d’investigation, poursuivi jusqu’à par une juge. Et il est loin d’être le seul. De l’Albanie au Monténégro en passant par la Macédoine du Nord, le Kosovo ou la Bosnie, les exemples ne manquent pas de journalistes trainés devant les tribunaux pour avoir osé faire leur métier.
Une pression psychologique intense
Au-delà de l’aspect financier, ces procédures bâillons représentent une pression psychologique intense pour les journalistes visés. D’après une source proche de Radmilo Markovic, journaliste à BIRN, le stress commence dès l’annonce du procès et ne fait que s’amplifier : « Le pire, c’est l’aspect psychologique, se préparer au procès, imaginer le temps que cela va prendre… C’est un stress qui pèse sur toute la rédaction ».
En Macédoine du Nord, Saska Cvetkovska, éditrice en chef du site IRL attaqué en diffamation, témoigne elle aussi de l’impact dévastateur de ces poursuites : diagnostic de stress post-traumatique, anxiété généralisée, la majeure partie du temps de la rédaction est désormais consacrée à la gestion de crise plutôt qu’au journalisme.
L’Europe, un espoir ?
Face à ce fléau grandissant, beaucoup placent leurs espoirs dans l’Union Européenne. Pour Reporters Sans Frontières, l’application de directives européennes sur le sujet pourrait fournir une base solide aux législateurs des Balkans, dont plusieurs pays sont candidats à l’intégration. Parmi les mesures préconisées :
- Un suivi étroit des procédures bâillons
- Des sanctions contre leurs auteurs
- L’indemnisation des victimes
- La formation et l’indépendance des juges
Mais la route risque d’être encore longue. Même en Croatie, pourtant membre de l’UE, l’association des journalistes dénombre des centaines de procès en cours contre des reporters. Début décembre à Belgrade, une cérémonie des « baillons d’or » a d’ailleurs récompensé avec ironie les « meilleurs » plaignants, dont le maire de la capitale serbe, sacré « obstructeur en chef de la transparence ».
Un enjeu crucial pour la démocratie
Au-delà de la survie économique des médias visés, c’est bien la vitalité démocratique de toute une région qui est en jeu. Car sans une presse libre et indépendante, capable d’enquêter sans entraves sur les sujets sensibles, c’est le droit des citoyens à une information de qualité qui se trouve menacé.
Là où la peur change de camp, où les journalistes renoncent à enquêter de crainte des représailles judiciaires, le quatrième pouvoir vacille et la démocratie se fragilise.
Les procédures bâillons font ainsi peser un lourd danger sur des sociétés encore jeunes, à peine sorties de décennies de régimes autoritaires et de conflits. Plus que jamais, les Balkans ont besoin de médias solides, capables de jouer pleinement leur rôle de contre-pouvoir. C’est une question de survie démocratique.
Les démocraties européennes, qui aiment se poser en parangons des droits de l’Homme et de l’État de droit, ne peuvent rester sourdes à l’appel des journalistes balkaniques. Il en va de la crédibilité de l’Europe tout entière, de sa capacité à défendre ses valeurs fondamentales au-delà de ses frontières. Après des années d’enlisement, il est temps pour l’UE de passer des paroles aux actes, en actionnant enfin tous les leviers à sa disposition pour éradiquer ce fléau. La liberté de la presse n’attendra pas.