Imaginez courir pieds nus dans une forêt dense, le souffle court, une sarbacane à la main. Une flèche empoisonnée file dans les airs et atteint sa cible : un singe tombe des branches hautes. Autour de vous, des cris de joie retentissent. Cette scène n’est pas tirée d’un documentaire des années 1950. Elle se déroule aujourd’hui, en 2025, dans le sud de la Thaïlande.
Ils s’appellent les Maniqs. Ils sont moins de 420. Et ils sont les derniers chasseurs-cueilleurs du royaume.
Entre tradition millénaire et interdiction moderne
Dan Rakpabon a 18 ans. C’est le plus jeune chasseur de sa communauté. Quand il rapporte un singe au camp, il le dépèce avec précision au-dessus du feu pour brûler les poils, puis partage équitablement la viande selon la taille de chaque famille. « Je suis heureux à chaque fois que je pars chasser. C’est notre nourriture », confie-t-il simplement.
Mais dans la zone où il vit, la chasse est strictement interdite. La forêt est classée parc national. Les autorités considèrent les Maniqs comme des intrus sur leur propre terre ancestrale.
Ce paradoxe touche des dizaines de peuples autochtones à travers le monde : on leur demande de protéger la nature… en abandonnant le mode de vie qui a justement permis à cette nature de rester intacte pendant des milliers d’années.
Qui sont vraiment les Maniqs ?
Les Maniqs appartiennent au vaste groupe des Negritos, présents depuis des dizaines de milliers d’années dans les forêts de la péninsule malaise. Petits de stature, peau très foncée, cheveux frisés, ils ont développé une connaissance intime de la jungle.
Ils se déplacent autrefois au gré des saisons, dormant sous des abris de feuilles, se nourrissant de gibier, de tubercules, de miel sauvage. Leur impact sur l’écosystème était quasi nul. Des études récentes montrent même que les territoires traditionnels des chasseurs-cueilleurs abritent souvent une biodiversité plus riche que les zones « protégées » par l’État.
Aujourd’hui, ils ne sont plus que 415 recensés, dispersés dans les provinces de Phatthalung, Trang et Satun.
La sédentarisation forcée
Depuis quelques décennies, l’accès à l’école et aux soins a poussé la majorité des familles à se fixer en lisière de forêt. À Pa Bon, dans la province de Phatthalung, les abris temporaires en bambou et feuilles de palmier côtoient désormais des maisons plus solides.
Mais la vie moderne a un prix. Il faut de l’argent. Les hommes travaillent alors comme journaliers dans les plantations d’hévéas pour 100 à 300 bahts par jour (3 à 8 euros). Les femmes tissent des sacs en feuilles de pandanus qu’elles vendent aux touristes ou sur les marchés.
« Un jour, mon enfant est rentré et m’a dit : “Maman, aujourd’hui j’ai réussi à écrire mon nom”. Ça m’a rendue tellement fière »,
Jeab Rakpabon, mère et tisserande
Cette fierté est immense. Mais elle cache aussi une douleur : l’éloignement progressif de la forêt nourricière.
« Avant, on chassait. Aujourd’hui, on achète du riz »
Tom Rakpabon est le chef de la communauté de Pa Bon. Comme tous les Maniqs, les autorités lui ont attribué d’office le même nom de famille. Il se souvient :
« J’ai grandi en suivant mon père dans la forêt. On chassait, on cueillait. Aujourd’hui, il faut acheter le riz, la viande, les légumes au marché. »
La chasse n’est plus qu’occasionnelle. Un complément. Parfois un acte de résistance culturelle.
Pourtant, les responsables locaux le reconnaissent eux-mêmes : les Maniqs ne détruisent pas la forêt. Leur responsable de la protection de la faune dans la région affirme même que leur mode de vie traditionnel ne représente « aucune menace ».
Le piège des zones protégées
La loi thaïlandaise est claire : dans les parcs nationaux et réserves, la propriété privée est impossible. Les communautés autochtones peuvent seulement demander des permis d’occupation de 20 ans renouvelables.
Vingt ans. Une durée qui réduit des peuples millénaires au statut de locataires temporaires sur leurs propres terres.
À Plai Khlong Tong, dans la province de Trang, une communauté vit ainsi depuis plus de trente ans. Ils ont planté des hévéas, construit des maisons en dur. Mais tout peut être remis en cause à chaque renouvellement de permis.
« On a besoin d’une autorisation pour couper un arbre, pour construire une maison, pour presque tout. Si on avait vraiment nos terres, on pourrait marcher sur nos deux pieds »,
Sakda Paksi, chef de village
Quand la misère remplace la forêt
Dans la province de Satun, certains groupes n’ont même plus accès à la forêt. Réduits à vivre en bord de route, ils mendient parfois auprès des automobilistes.
« Ici, il n’y a plus rien dans la forêt. Et il n’y a pas de travail. Si personne ne nous donne à manger, c’est difficile »,
Jin Sri Thung Wa, cheffe de communauté
Ils subissent aussi le regard des Thaïlandais majoritaires. On les appelle encore parfois sauvages. Tao Khai, un autre leader, rectifie avec force : « Nous ne sommes pas des sauvages. Nous sommes un peuple de la forêt ».
Une lueur d’espoir avec la nouvelle loi
En septembre 2024, la Thaïlande a adopté une loi créant des « zones ethniques protégées ». Pour la première fois, un cadre juridique reconnaît spécifiquement les droits des peuples autochtones.
Ces zones offrent des droits d’utilisation permanents (pas de propriété pleine, mais une sécurité bien plus grande) adaptés au mode de vie traditionnel. L’anthropologue Apinan Thammasena explique :
« La sécurité foncière ne passe pas forcément par un titre de propriété classique. Des droits d’usage garantis à vie, transmissibles, peuvent suffire ».
Mais des voix s’élèvent déjà pour tempérer l’enthousiasme. Le député Hmong Laufang Bandittheodsakul, qui a participé à l’élaboration du texte, prévient : les règles environnementales restent très strictes. L’accès à l’eau, à l’électricité, la construction de routes nécessiteront toujours l’accord des services forestiers.
L’école, entre émancipation et déracinement
Chaque matin, un pick-up vient chercher les enfants. Duan, 13 ans, monte à l’arrière avec des dizaines d’autres. À cause des années passées sans scolarité régulière, elle étudie avec des enfants de sept ans.
Mais elle sait désormais écrire son nom. Et elle a un rêve : « Quand je serai grande, je veux travailler et gagner de l’argent pour que ma mère vive confortablement ».
Cette génération incarne le dilemme. L’école ouvre des portes. Mais elle éloigne aussi de la forêt, de la langue maniq, des histoires transmises oralement autour du feu.
Un combat universel
Le cas des Maniqs n’est pas isolé. Des Penans de Bornéo aux Pygmées Bakola du Cameroun, des Yanomami d’Amazonie aux Orang Asli de Malaisie, des dizaines de peuples chasseurs-cueilleurs vivent la même contradiction : on célèbre leur connaissance écologique… tout en leur interdisant de la pratiquer.
Des chercheurs estiment pourtant que les territoires gérés traditionnellement par les peuples autochtones abritent 80 % de la biodiversité mondiale, alors qu’ils n’occupent que 20 % des terres émergées.
En Thaïlande, la survie culturelle des Maniqs dépend désormais de la mise en œuvre concrète de cette nouvelle loi. Pourront-ils enfin avoir des maisons solides, cultiver quelques légumes, chasser de temps en temps, sans craindre l’expulsion ?
Le soir, dans la plantation d’hévéas où une partie d’entre eux a trouvé refuge, Tao Khai regarde les enfants faire leurs devoirs à la lampe torche. Il murmure :
« Cette terre nous a été prêtée temporairement. Nous voulons simplement une maison où vivre pour toujours ».
Dans la jungle profonde, la sarbacane attend toujours le prochain lever de soleil. Et avec elle, l’espoir que la Thaïlande saura enfin reconnaître que protéger la forêt, c’est aussi protéger ceux qui en ont toujours été les premiers gardiens.









