Imaginez un pays de hautes montagnes, longtemps salué comme le plus ouvert d’Asie centrale, organiser des élections où presque personne n’ose faire campagne. C’est exactement ce qui vient de se passer au Kirghizstan.
Le lendemain d’un scrutin législatif anticipé, les observateurs internationaux tirent la sonnette d’alarme : le cadre démocratique s’effrite à grande vitesse sous la présidence de Sadyr Japarov.
Un scrutin qui consacre le pouvoir personnel
Les élections législatives se sont déroulées dans un contexte profondément remanié. Depuis plusieurs mois, le président a fait adopter une série de réformes qui concentrent les leviers entre ses mains et réduisent considérablement le rôle du Parlement.
Conséquence directe : les partis politiques, autrefois nombreux et actifs, se sont retrouvés dans l’impossibilité pratique de présenter des candidats. Un seul parti a finalement pu aligner des listes. La grande majorité des nouveaux élus se présentent sans étiquette claire.
Cette absence de pluralisme rend les résultats particulièrement opaques. Difficile de savoir qui représente réellement qui dans la nouvelle assemblée.
L’OSCE pointe un cadre juridique défaillant
La mission d’observation déployée sur place n’a pas mâché ses mots. Le coordonnateur spécial a regretté que le cadre juridique ne réponde plus à plusieurs normes internationales fondamentales en matière d’élections démocratiques.
« Ce scrutin s’est tenu après l’introduction de changements dans presque tous les éléments essentiels du processus et ne respectant pas plusieurs normes internationales »
Claude Haagen, coordonnateur spécial de la mission d’observation
Ces modifications ont touché les règles d’enregistrement des candidats, le financement des campagnes et même la composition des commissions électorales. Autant d’éléments qui, cumulés, ont créé un terrain fortement déséquilibré.
Une opposition réduite au silence
Dans les semaines précédant le vote, plusieurs figures de l’opposition ont été arrêtées. Ces interpellations se sont ajoutées à une longue liste de personnalités politiques ou journalistes poursuivies pour des motifs souvent présentés comme des tentatives de coup d’État.
Cette pression constante a engendré un climat de crainte palpable. Beaucoup d’acteurs politiques ont préféré se mettre en retrait plutôt que risquer des poursuites.
La campagne elle-même est restée extrêmement discrète. Peu d’affiches, peu de meetings, presque pas de débats publics. Les électeurs, eux, ont boudé les urnes : la participation est restée très faible.
La liberté d’expression en net recul
L’un des points les plus préoccupants soulevés concerne les médias. Les observateurs ont constaté une autocensure généralisée liée à la multiplication des procédures judiciaires contre les journalistes.
Des formulations légales larges et vagues permettent de restreindre fortement le droit à la liberté d’expression. Critiquer ouvertement le pouvoir est devenu risqué.
Ce phénomène n’est pas nouveau mais s’est considérablement accentué ces derniers mois. De nombreux organes de presse indépendants ont réduit leur ligne éditoriale ou ont tout simplement cessé leurs activités.
Un président qui ne cache plus ses ambitions
Arrivé au pouvoir à la suite d’une révolte populaire en 2020, Sadyr Japarov avait initialement promis plus de justice et de transparence. Cinq ans plus tard, le discours a radicalement changé.
Il a récemment déclaré publiquement qu’il n’y aurait plus de coups d’État dans le pays, sous-entendant que toute contestation serait désormais étouffée dans l’œuf. Il s’est même dit certain de remporter 90 % des voix s’il se représentait en 2027.
Ces déclarations, prononcées avec assurance, traduisent une confiance renforcée par le contrôle qu’il exerce désormais sur l’ensemble des institutions.
Un modèle démocratique qui s’efface
Il y a encore quelques années, le pays était régulièrement cité en exemple dans une région dominée par des régimes autoritaires durablement installés. Trois révolutions en 2005, 2010 et 2020 avaient même forgé l’image d’une population prête à défendre ses droits.
Aujourd’hui, ce récit semble appartenir au passé. Le système mis en place tend à ressembler de plus en plus à celui de ses voisins : concentration du pouvoir, répression ciblée, contrôle des médias et marginalisation de toute voix discordante.
Les partenaires internationaux observent cette évolution avec une inquiétude croissante. Le pays reste un allié stratégique de puissances comme la Russie et la Chine, ce qui complique d’éventuelles pressions extérieures.
Que retenir de ce tournant ?
Ces législatives marquent une étape supplémentaire dans la consolidation d’un pouvoir personnel. Elles illustrent aussi la fragilité des acquis démocratiques quand les institutions ne jouent plus leur rôle de contre-pouvoir.
Dans les mois à venir, la capacité de la société civile à se reorganiser malgré la répression sera déterminante. Restera-t-elle suffisamment vivante pour maintenir une forme de pluralisme, même réduite ? Ou le pays basculera-t-il durablement dans un modèle où une seule voix domine le débat public ?
Une chose est sûre : le Kirghizstan d’aujourd’hui n’est plus celui que l’on présentait comme le phare démocratique d’Asie centrale. Et cette transformation, rapide et profonde, interpelle bien au-delà de ses frontières montagneuses.
Le silence qui a entouré ces élections en dit plus long que n’importe quel discours officiel. Dans un pays qui a connu trois révolutions en trente ans, la peur semble avoir pris le dessus sur l’espoir. Pour combien de temps ? L’histoire, seule, apportera la réponse.









