Imaginez une musique qui fait vibrer les collines verdoyantes de l’est de Cuba depuis plus d’un siècle, qui descend ensuite vers les rues animées de Santiago et de La Havane, traverse l’océan et finit par conquérir le monde entier. Une musique qui porte en elle le mélange des guitares espagnoles et des tambours africains, la joie des champs de canne et la mélancolie des amours impossibles. Cette musique existe, elle s’appelle le son cubain, et elle vient d’être couronnée par l’UNESCO.
Une reconnaissance historique pour un rythme universel
Le comité intergouvernemental de l’UNESCO, réuni cette semaine, a décidé d’inscrire le son cubain sur la prestigieuse liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Ce n’est pas seulement une ligne de plus sur un document officiel : c’est la reconnaissance internationale d’un art vivant qui a façonné l’identité d’un peuple et influencé des générations de musiciens à travers toute l’Amérique latine et au-delà.
Pour les Cubains, cette nouvelle résonne comme une évidence. Le son n’est pas qu’une suite de notes : il est la bande-son de leur histoire quotidienne, des fêtes de quartier aux grands bals populaires.
Des montagnes orientales aux scènes du monde entier
Tout commence à la fin du XIXe siècle dans les régions rurales de l’Oriente, particulièrement autour de Baracoa, Guantánamo et Manzanillo. Dans ces collines, les paysans et les ouvriers des plantations mêlent les mélodies espagnoles apportées par les colons aux rythmes et aux polyrythmes africains conservés par les descendants d’esclaves.
Le résultat ? Un style unique où la voix d’un tres cubano (guitare à trois cordes doubles) dialogue avec les claquements secs de la clave, les coups profonds du bongo et, plus tard dans les villes, le souffle brillant de la trompette.
Le son descend ensuite des montagnes vers les ports et les grandes villes. Dans les années 1920-1930, il explose à La Havane. Les premiers grands ambassadeurs s’appellent Trio Matamoros et Septeto Nacional. Leurs enregistrements font le tour de la planète et posent les bases de ce qu’on appellera plus tard la “musique latine”.
Une structure musicale qui raconte la vie
Ce qui rend le son immédiatement reconnaissable, c’est son alternance entre couplets chantés par un soliste et refrains repris en chœur. Le texte parle d’amour, de la terre, de la mer, des petits riens qui font une vie. Souvent improvisé, il laisse place à l’inspiration du moment.
« Le son est la colonne vertébrale de la musique cubaine »
José Cuenca, musicologue cubain
Et quand Pachy Naranjo, pianiste et leader du groupe Original de Manzanillo, ajoute que « le son ne nous identifie pas seulement comme chanson, il nous identifie comme personnes, comme Cubains », on comprend à quel point ce rythme dépasse la simple catégorie musicale.
Des enfants illustres : mambo, cha-cha-cha et salsa
Dans les années 1940-1950, le son donne naissance à deux phénomènes mondiaux :
- Le mambo, version accélérée et orchestrale popularisée par Pérez Prado
- Le cha-cha-cha, plus léger et syncopé, créé par Enrique Jorrín
Puis, dans les années 1960 à New York, les immigrés portoricains et cubains réinventent la salsa en mélangeant son, jazz et boogaloo. Sans le son cubain, aucun de ces genres n’aurait vu le jour.
Aujourd’hui encore, quand vous dansez la salsa à Paris, Bogotá ou Tokyo, vous dansez, sans le savoir peut-être, un lointain cousin du son des collines de Guantánamo.
Buena Vista Social Club : le miracle des années 1990
Dans les années 1990, beaucoup pensaient que le son traditionnel avait disparu, écrasé par les orchestres charanga et la mode de la timba. C’était sans compter sur Ry Cooder et Juan de Marcos González.
Ils réunissent à La Havane une dream team de vétérans oubliés : Compay Segundo (90 ans), Ibrahim Ferrer, Rubén González, Omara Portuondo… L’album Buena Vista Social Club sort en 1997 et devient l’un des disques de world music les plus vendus de l’histoire.
Le morceau Chan Chan de Compay Segundo tourne en boucle sur toutes les radios. Des millions de personnes découvrent soudain la voix rauque et l’élégance intemporelle de ces soneros d’un autre âge.
Une danse qui unit les corps et les âmes
Le son se danse à deux, très près, dans un balancement continu. Pas de figures compliquées : juste un pas de base qui laisse toute la place à l’improvisation et à la connexion entre les partenaires.
Dans les casas de la trova de Santiago ou dans les soirées de quartier, on voit encore des couples de tous âges tourner inlassablement sur des airs centenaires. C’est peut-être là le secret de sa longévité : le son n’est jamais un spectacle distant, il est une conversation permanente entre musiciens et danseurs.
Cuba, championne du patrimoine immatériel
Avec cette inscription, Cuba renforce sa place parmi les pays les plus riches en traditions reconnues par l’UNESCO. Le pays compte déjà :
- La tumba francesa
- La rumba cubaine
- Le savoir-faire des maîtres rhumiers cubains
- Et désormais le son cubain
Quatre expressions vivantes qui montrent que la petite île peut avoir une influence culturelle démesurée.
Au moment où le monde semble parfois se replier sur lui-même, cette reconnaissance rappelle qu’une musique née dans les champs de canne peut encore faire danser la planète entière. Le son cubain n’est pas un relique de musée : il bat dans le cœur de millions de personnes, des ruelles de La Havane aux salles de concert de Berlin ou de Buenos Aires.
Alors la prochaine fois que vous entendrez ces trois notes magiques du tres suivies du « ¡Azúcar ! » imaginaire de Celia Cruz, sachez que vous écoutez un peu de l’âme cubaine… et désormais un trésor officiellement partagé avec toute l’humanité.
Le son cubain n’appartient plus seulement à Cuba.
Il appartient au monde.









