Dans les ruelles d’Herat, ville afghane autrefois réputée pour sa scène artistique foisonnante, un son ancestral résiste encore et toujours à l’oppresseur. Malgré l’interdiction de la musique imposée par le régime taliban depuis leur retour au pouvoir en 2021, des artisans luthiers perpétuent coûte que coûte l’art délicat de la fabrication du rubab, instrument à cordes emblématique d’Asie centrale récemment classé au patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco.
Un métier devenu clandestin pour préserver l’héritage
C’est dans son minuscule atelier qu’œuvre Sakhi, 54 ans, un des derniers fabricants de rubabs du pays. Assis à même le sol, il s’affaire à fignoler quatre de ces luths afghan dont les corps en bois de mûrier incrusté de nacre reflètent son savoir-faire unique. Pour lui, pas question d’abandonner :
« Ce métier est le seul que je sache faire et je dois gagner de l’argent d’une façon ou d’une autre. Mais au-delà du revenu, c’est la valeur culturelle de cet objet qui compte, l’héritage qu’il incarne. Mon vœu est que cet héritage ne se perde pas. »
Sakhi, luthier afghan
Un combat partagé par l’Unesco qui a tenu en décembre dernier à inscrire l’art de la fabrication et de la pratique du rubab en Afghanistan, Iran, Ouzbékistan et Tadjikistan sur sa liste du patrimoine immatériel en péril. Car cet instrument au son captivant, symbole de nombreuses célébrations, est aujourd’hui menacé de disparition dans son berceau afghan.
La musique réduite au silence
Depuis la prise de Kaboul par les talibans il y a bientôt deux ans, la musique a été bannie de l’espace public, au nom d’une lecture rigoriste de la loi islamique. Finis les concerts, les émissions radio et télé en sonore, rares sont même les automobilistes qui osent encore écouter un air en sourdine. Les écoles ont fermé, les instruments ont été détruits, et de nombreux musiciens ont fui à l’étranger.
Ceux qui sont restés doivent se contenter de jouer en cachette, au risque d’être dénoncés et châtiés. Comme Gull Agha, 40 ans, qui effleure parfois discrètement les cordes de son rubab pour quelques touristes de passage. Mais son cœur n’y est pas vraiment :
« Mes instruments ont été saccagés par les talibans. Ce qui me motive à continuer malgré tout, c’est d’apporter quelque chose à l’Afghanistan. Nous ne devons pas laisser le savoir-faire de notre pays être oublié, il en va de notre devoir de transmettre la musique locale aux générations futures. »
Gull Agha, musicien afghan
Une mélodie en sourdine mais tenace
Pour Mohsen, pilier d’une association de musiciens aujourd’hui fantôme, le constat est amer. Finie l’époque insouciante où ils « incarnaient les beaux moments de la vie des gens », place désormais à une nouvelle forme de résistance :
« Aujourd’hui, les gens ne jouent plus pour se faire de l’argent mais pour apporter secrètement de la joie à d’autres et pour que la musique survive. Personne ne peut faire taire ce son. »
Mohsen, musicien afghan
Après avoir vu son rubab chéri brisé par la police des mœurs, Majid, musicien de Kaboul, veille jalousement sur son instrument rafistolé. Sans pouvoir en jouer depuis 3 ans par peur d’être entendu, il conserve malgré tout l’espoir :
« Aussi longtemps que je vivrai je garderai mon rubab avec moi et j’espère que mes enfants aussi, ainsi sa culture ne se perdra pas. Car la musique ne disparaît jamais. Comme on dit, il ne peut y avoir de mort sans pleurs et de mariage sans musique. »
Majid, musicien de Kaboul
Ainsi, malgré la chape de plomb des talibans, la mélodie ancestrale du rubab afghan continue de vibrer en sourdine, portée par ces passionnés qui refusent de voir mourir leur précieux héritage. Un combat de l’ombre mené par des artisans et musiciens qui risquent leur liberté au nom de l’art et de la beauté. Pour que résonnent, envers et contre tout, les notes ensorcelantes de cet instrument qui fait la fierté de tout un peuple.