Le prestigieux prix Pierre Daix, qui récompense chaque année un ouvrage marquant sur l’histoire de l’art moderne ou contemporain, a révélé son lauréat 2024. C’est l’essai captivant d’Éric de Chassey, « Donner à voir. Images de Birkenau, du Sonderkommando à Gerhard Richter », publié chez Gallimard, qui a séduit le jury.
Éric de Chassey, éminent historien de l’art et directeur de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), propose une analyse lumineuse de la série de tableaux Birkenau réalisée en 2014 par le peintre allemand Gerhard Richter. À travers son regard aiguisé, il explore comment Richter interroge la représentation de l’indicible et la mémoire traumatique de la Shoah.
Gerhard Richter face à l’histoire et à ses fantômes
Né en 1932, Gerhard Richter a vécu son enfance sous le régime nazi. Hanté par ce passé, il a cherché à plusieurs reprises à aborder le sujet de l’extermination des Juifs dans son œuvre, souvent de manière oblique ou allusive. Mais c’est avec la série Birkenau qu’il affronte le plus directement cette tragédie historique.
Le point de départ de ce cycle pictural ? Quatre photographies prises clandestinement en 1944 par des membres du Sonderkommando à Auschwitz-Birkenau, ces déportés juifs contraints d’assister les nazis dans le processus d’extermination. Ces clichés exceptionnels et déchirants constituent les seuls témoignages visuels directs des chambres à gaz en action.
De la figuration à l’abstraction, un cheminement artistique et mémoriel
Comme le montre brillamment Éric de Chassey, Gerhard Richter s’empare de ces images d’une force rare pour entamer un long processus créatif. Dans un premier temps, il en réalise des reproductions fidèles. Puis, insatisfait, il décide de les recouvrir progressivement de couches picturales abstraites aux teintes sombres et tourmentées.
En faisant basculer ces images insoutenables dans l’abstraction, Richter ne cherche pas à les faire disparaître, mais au contraire à leur donner une nouvelle puissance d’évocation et de hantise.
Éric de Chassey
L’auteur analyse avec finesse ce glissement de la figuration à l’abstraction. Loin d’être une simple disparition ou dissimulation, il révèle le cheminement d’une mémoire qui se confronte à ses fantômes et à l’impossibilité de montrer l’horreur explicitement. Les tableaux de Richter deviennent des « images malgré tout », pour reprendre la formule du philosophe Georges Didi-Huberman.
Une enquête minutieuse sur la genèse de l’œuvre
Au fil des pages, Éric de Chassey retrace avec minutie la genèse de ce projet artistique hors norme. S’appuyant sur une riche documentation photographique, il analyse les différentes étapes de création des tableaux et les hésitations de Richter.
L’un des apports les plus passionnants de l’ouvrage est de révéler l’importance des manipulations effectuées par Richter sur les photographies du Sonderkommando avant de les traduire picturalement. Recadrages, agrandissements, retouches… Autant d’interventions significatives sur ces documents terribles, que l’artiste s’approprie et réinterprète.
Pour une éthique du regard
Au-delà de l’analyse monographique, « Donner à voir » développe une réflexion essentielle sur les enjeux mémoriels, éthiques et politiques des images. Face à la circulation massive et incontrôlée des photographies sur les réseaux sociaux, Éric de Chassey en appelle à une véritable éthique du regard.
Les images ne peuvent pas être montrées n’importe comment ; il ne suffit pas de les accompagner de commentaires pour qu’elles puissent être effectivement vues.
Éric de Chassey
À travers l’exemple de Gerhard Richter, il montre que l’art peut offrir un cadre réflexif pour appréhender les images les plus insoutenables sans les banaliser ni les instrumentaliser. Une leçon qui résonne avec force à l’heure des flux ininterrompus d’images violentes qui saturent nos écrans.
Un ouvrage lumineux récompensé à juste titre
Servi par une écriture limpide et une argumentation implacable, « Donner à voir » s’impose comme un essai magistral. En explorant un pan méconnu mais crucial de l’œuvre de Gerhard Richter, Éric de Chassey jette une lumière nouvelle sur les pouvoirs et les limites de l’art face à l’Histoire et à ses tragédies.
Un ouvrage profond et stimulant, qui méritait amplement de recevoir le prix Pierre Daix. Nul doute qu’il s’imposera comme une référence incontournable pour comprendre le travail de mémoire et d’interrogation des images mené par l’un des plus grands artistes contemporains.