C’est une nouvelle qui glace le sang. Selon un bilan officiel qui pourrait même être sous-évalué, au moins 40 agriculteurs ont été sauvagement assassinés dimanche par des jihadistes dans le nord-est du Nigeria. Cette région, épicentre de l’insurrection jihadiste de Boko Haram et de l’État islamique en Afrique de l’Ouest (ISWAP), n’en finit plus de compter ses morts.
Le drame s’est déroulé en fin de journée à Dumba, une localité située sur les rives du lac Tchad. Des combattants de l’ISWAP y ont rassemblé des dizaines d’agriculteurs avant de les abattre froidement, a déclaré Usman Tar, commissaire à l’Information de l’État de Borno où le massacre a eu lieu.
Un lourd tribut payé par les civils
Malheureusement, ce n’est pas la première fois que les populations civiles se retrouvent prises entre deux feux dans ce conflit qui ravage la région depuis plus d’une décennie. Agriculteurs, pêcheurs, bûcherons, éleveurs… Tous sont devenus des cibles potentielles, soupçonnés par les groupes armés de collaborer avec l’armée ou les milices d’autodéfense.
Pourtant, ils n’ont d’autre choix que de continuer à travailler pour survivre, s’aventurant parfois au-delà des limites de sécurité fixées par les autorités. C’est ce qui s’est passé pour les victimes de dimanche, parties cultiver du niébé et des oignons dans une zone « sujette aux attaques nocturnes » et « parsemée de mines terrestres » selon le commissaire Tar.
Le lac Tchad, un sanctuaire pour les jihadistes
Situé à cheval entre le Nigeria, le Niger, le Cameroun et le Tchad, le lac Tchad est devenu au fil des ans un véritable sanctuaire pour les groupes jihadistes. Ils y ont établi des bases arrières qui leur permettent de lancer des attaques dans toute la sous-région.
Malgré les efforts des forces armées des différents pays, appuyées par des partenaires occidentaux, l’insécurité demeure chronique dans ce bassin. Les civils en paient le prix fort, pris en étau entre les jihadistes et les militaires, avec son lot de massacres, d’enlèvements et de déplacements forcés.
Boko Haram contre ISWAP : une lutte fratricide
Pour ne rien arranger, les deux principaux groupes jihadistes actifs dans la région, Boko Haram et l’ISWAP, se livrent depuis plusieurs années une lutte fratricide pour le contrôle des territoires et des ressources. Une rivalité qui a connu son apogée en mai 2021 avec l’assassinat du chef historique de Boko Haram, Abubakar Shekau, lors d’affrontements avec l’ISWAP.
Depuis, les combattants de l’ISWAP ont pris l’ascendant, délogeant leurs rivaux de la forêt de Sambisa, leur bastion traditionnel. Acculés, les irréductibles de Boko Haram ont trouvé refuge sur des îles du lac Tchad, côté nigérien. Mais les tensions demeurent vives, comme l’illustre le drame de dimanche.
L’inextricable règlement de « taxes » jihadistes
D’après des témoignages recueillis sur place, les agriculteurs tués avaient conclu un accord avec Boko Haram pour cultiver dans la région, ignorant qu’ils empiétaient sur un territoire contrôlé par l’ISWAP. Ce dernier a alors décidé de les « punir » pour ne pas avoir payé les « taxes » qu’il impose aux populations sous son joug.
Les fermiers avaient un accord avec Boko Haram pour cultiver près de Dumba sur les rives du lac. Mais ils ignoraient s’être aventurés dans un territoire contrôlé par leurs rivaux de l’ISWAP.
– Babakura Kolo, responsable d’une milice anti-jihadiste locale
Un système de racket institutionnalisé qui place les civils dans une situation intenable. Quoi qu’ils fassent, ils sont accusés par un camp ou par l’autre de pactiser avec l’ennemi. Un piège mortel dont il est presque impossible de s’extraire.
Un bilan humain effroyable
Bien que les autorités aient avancé un bilan d’au moins 40 morts, des sources locales évoquent une « sous-estimation grossière ». Babakura Kolo, le responsable d’une milice anti-jihadiste, parle de « plus de 100 personnes tuées dans l’attaque ». Un autre témoin abonde : « Nous parlons de plus de 100 personnes tuées dans l’attaque ».
Même s’il est difficile de confirmer les chiffres exacts dans une région difficile d’accès, une chose est sûre : ce énième massacre illustre l’effroyable bilan humain du conflit jihadiste dans le nord-est du Nigeria. Depuis 2009, il a fait plus de 40 000 morts et environ 2 millions de déplacés. Des plaies béantes qui mettront des décennies à cicatriser.
La peur au ventre et la mort en face
Pour les habitants de la région, chaque jour est un combat pour la survie. Partir aux champs ou à la pêche, c’est risquer sa vie. Mais rester chez soi, c’est se condamner à la misère. Un dilemme cornélien résumé crûment par ce pêcheur de la ville de Baga :
Les agriculteurs ont pris un risque inutile en concluant un accord avec les jihadistes. C’est comme dîner avec le diable.
– Sallau Arzika, pêcheur de Baga
Malheureusement, dans cette région déshéritée, beaucoup n’ont même plus le luxe de ce choix. Pris en tenailles entre des groupes armés impitoyables et une armée souvent dépassée, ils vivent avec la peur au ventre et la mort en face. Une situation désespérée qui ne semble pas prête de s’améliorer.
Un défi sécuritaire et humanitaire majeur
Face à cette tragédie, les autorités nigérianes ont ordonné aux troupes déployées dans la région de « traquer et d’anéantir les éléments insurgés » responsables. Mais au-delà de la réponse militaire, c’est un véritable défi sécuritaire et humanitaire qui se pose.
Comment protéger efficacement les civils pris entre plusieurs feux ? Comment assurer l’acheminement de l’aide dans des zones difficiles d’accès ? Comment reconstruire des communautés fracturées par des années de violence ? Autant de questions qui nécessiteront une mobilisation de la communauté internationale aux côtés du Nigeria.
En attendant, pour les proches des victimes, c’est le choc et le chagrin. Des familles endeuillées, des enfants orphelins, des destins brisés. Les conséquences de ce énième massacre risquent de se faire sentir pendant longtemps, prolongeant le calvaire d’une région déjà profondément meurtrie.