Imaginez un pays qui doit déjà plus de deux fois et demie ce qu’il produit chaque année… et qui décide d’emprunter encore des dizaines de milliards supplémentaires pour distribuer des chèques aux familles et subventionner l’énergie. Ce pays existe : c’est le Japon, et il vient de franchir un nouveau cap.
Un plan de relance massif validé dans l’urgence
Le gouvernement de Sanae Takaichi, en poste depuis à peine un mois, a fait adopter vendredi un budget supplémentaire de 18 300 milliards de yens, soit environ 101 milliards d’euros. Objectif affiché : soutenir le pouvoir d’achat des ménages face à une inflation qui, même modérée ailleurs, reste particulièrement mal vécue dans l’archipel.
Concrètement, les Japonais vont recevoir des aides directes sous forme de chèques pour les familles avec enfants et des subventions sur les factures d’électricité et de gaz. Des mesures populaires, certes, mais qui ont un coût astronomique.
65 milliards d’euros de dette supplémentaire en un claquement de doigts
Sur les 18 300 milliards de yens nécessaires, près des deux tiers – exactement 11 700 milliards de yens (65 milliards d’euros) – seront financés par de nouvelles émissions d’obligations d’État. Le reste proviendra de recettes fiscales meilleures que prévu et de quelques réserves.
Cette décision n’est pas anodine. Elle porte le total des émissions obligataires pour l’exercice en cours à 40 300 milliards de yens… ce qui, paradoxalement, reste inférieur de 4,3 % à l’année précédente. Tokyo met donc en avant cette “baisse relative” pour calmer les esprits.
« En favorisant une économie solide et en augmentant le taux de croissance, nous réduirons le ratio dette/PIB et garantirons la confiance des marchés »
Sanae Takaichi, Première ministre japonaise – 21 novembre
Un endettement déjà hors normes
Le problème, c’est que le Japon part de très loin. Selon les dernières projections du Fonds monétaire international, la dette publique japonaise devrait atteindre 232,7 % du PIB en 2025 en 2025. Aucun autre pays développé n’affiche un ratio aussi élevé.
Pour donner un ordre d’idée : la France tourne autour de 110 %, l’Italie à 140 %, les États-Unis environ 125 %. Le Japon est dans une catégorie à part, très loin devant tout le monde.
Comparaison internationale de la dette publique brute (2025, prévisions FMI)
| Pays | Dette / PIB |
|---|---|
| Japon | 232,7 % |
| Grèce | 155 % |
| Italie | 140 % |
| États-Unis | 125 % |
| France | 112 % |
Les marchés commencent à tousser
Et cette nouvelle vague d’émissions ne passe pas inaperçue. Les rendements des obligations d’État japonaises à long terme (les fameux JGB 10 ans et plus) ont récemment atteint des niveaux jamais vus depuis des années.
Certes, la Banque du Japon continue d’acheter massivement ces titres pour maintenir les taux artificiellement bas – une politique unique au monde. Mais même cette “main invisible” semble de plus en plus difficile à maintenir.
Robin Brooks, économiste en chef de l’Institute of International Finance (ex-Brookings), n’y va pas par quatre chemins : « Tokyo est au pied du mur ». Selon lui, le Japon ne pourra pas indéfiniment financer sa dette à des taux négatifs ou nuls pendant que l’inflation repart.
Fitch allume un warning jaune
L’agence de notation Fitch Ratings a publié cette semaine une mise en garde claire : ce nouveau plan de relance « pourrait accroître les risques pesant sur la note souveraine A+ » du Japon si il traduit un assouplissement significatif de la trajectoire budgétaire à moyen terme.
L’agence reconnaît que les comptes publics japonais se sont améliorés ces dernières années (excédent primaire presque atteint avant Covid), mais elle rappelle que « l’endettement très élevé reste le principal point faible », surtout avec un croissance potentielle faible et un vieillissement démographique record.
Le pari risqué de Sanae Takaichi
La nouvelle Première ministre joue gros. Arrivée au pouvoir sur fond de mécontentement populaire face à l’inflation, elle a fait de la relance budgétaire agressive sa marque de fabrique. Elle répète à l’envi qu’une « politique budgétaire proactive et responsable » est nécessaire pour relancer la machine.
Son calcul : en dopant la consommation et la croissance nominale, le ratio dette/PIB finira par refluer mécaniquement, même si la dette brute continue d’augmenter en valeur absolue. Un pari keynésien classique… mais appliqué à un pays déjà ultra-endetté.
Un Parlement qui peut encore bloquer
Rien n’est encore totalement acté. La coalition de Sanae Takaichi ne dispose pas de la majorité absolue à la Chambre des conseillers. Le budget supplémentaire doit donc passer l’épreuve des négociations avec l’opposition.
Certains partis, comme le Parti démocrate constitutionnel (centre-gauche), pourraient exiger des contreparties ou tenter de réduire l’ampleur des émissions de dette. Le vote final reste donc incertain.
Pourquoi le Japon peut (encore) se le permettre… pour l’instant
Plusieurs éléments continuent de protéger Tokyo :
- 95 % de la dette est détenue par des investisseurs japonais (banques, assurances, BoJ, ménages)
- La Banque du Japon possède déjà plus de 50 % des JGB en circulation
- Le yen reste une monnaie de réserve et un actif refuge
- Les taux réels restent négatifs malgré la hausse récente
Mais chaque nouvelle émission grignote un peu plus cette marge de sécurité. Et si un jour la confiance vacille – même légèrement –, la facture pourrait devenir explosive.
Le Japon marche sur une corde raide depuis trente ans. Pour l’instant, il ne tombe pas. Mais chaque pas supplémentaire rend l’équilibre plus précaire.
La question n’est plus de savoir si le modèle japonais est soutenable à long terme… mais combien de temps il peut encore durer avant un ajustement brutal.









