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L’Art Naïf de Kovačica : Trésor Vivant de Serbie

À quelques kilomètres de Belgrade, des coqs explosent de couleurs sur des toiles peintes par des paysans autodidactes. L’UNESCO vient de sacrer cet art naïf unique… mais saura-t-il résister à la vague touristique qui arrive ?

Imaginez un coq. Pas n’importe quel coq : un coq flamboyant, rouge, bleu, jaune, vert, qui semble chanter plus fort que la réalité elle-même. Ce coq, vous le retrouvez partout à Kovačica, petite ville serbe où l’art naïf est né il y a près d’un siècle. En 2024, l’UNESCO a inscrit cette tradition au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Et pourtant, ici, rien n’a vraiment changé : les peintres continuent de poser leurs couleurs comme des enfants, sans règle, avec une liberté totale.

Kovačica, le village où les coqs ont pris le pouvoir

À une heure de route de Belgrade, Kovačica ressemble à n’importe quel village de la Voïvodine : champs immenses, maisons basses, calme apparent. Mais dès que l’on pousse la porte d’un atelier, l’explosion de couleurs vous saisit. Pavel Hajko, septuagénaire à la barbe blanche, travaille devant sa fenêtre. Autour de lui, des dizaines de toiles. Sur presque toutes : un coq.

« Même à l’école primaire, je ne dessinais que des coqs », sourit-il. Pour lui, le coq n’est pas un simple animal de basse-cour. C’est le symbole du réveil, de la vie qui continue, du village qui chante chaque matin. Et surtout, c’est la signature de l’art naïf serbe.

Qu’est-ce exactement que l’art naïf de Kovačica ?

L’UNESCO le définit clairement : des peintures réalisées par des autodidactes, à l’huile, représentant la vie rurale, les traditions slovaques, les fêtes, les travaux des champs. Le tout dans des couleurs franches, presque criardes, où le bleu peut côtoyer le rose sans complexe.

Pas de perspective académique. Pas de mélange subtil des tons. Ici, la couleur est reine. « Dans la peinture naïve, on fait tout en apprenant. On peut mettre n’importe quelle couleur », explique Pavel Hajko. Cette liberté totale fait toute la force – et la fragilité – de ce mouvement.

« Naïf, ça veut dire qu’on peut mettre n’importe quelle couleur. »

Pavel Hajko, peintre

Des Slovaques en Serbie : l’histoire d’une minorité tenace

Il y a deux siècles, des familles slovaques sont venues coloniser ces terres fertiles de Voïvodine, alors sous domination austro-hongroise. Elles ont apporté leurs chansons, leurs costumes, leurs recettes… et, bien plus tard, leurs pinceaux.

Aujourd’hui, les Slovaques ne représentent plus que 1 % de la population serbe. Leur langue se parle moins dans les cours d’école. Mais dans les ateliers de Kovačica, elle résonne encore. Paul Babka, galeriste et gardien du temple, le dit sans détour : « En peignant ce que la génération précédente peignait, la minorité slovaque préserve son identité. »

Dans sa galerie du centre-ville, les murs racontent cette histoire. Des scènes de moisson, de mariage, de fête religieuse. Des visages ronds, des mains épaisses, des regards francs. Tout est là : la mémoire d’un peuple qui refuse de disparaître.

1930-1950 : les débuts d’un mouvement inattendu

Tout commence dans les années 1930. Des paysans, souvent pauvres, commencent à peindre sur des planches ou des toiles récupérées. Ils n’ont suivi aucune école. Ils peignent ce qu’ils voient : le cheval qui tire la charrue, la grand-mère qui file la laine, le marché du dimanche.

La première exposition collective a lieu dans les années 1950. Le choc est immense. On parle alors d’« art brut », d’« art des champs ». Très vite, les galeries de Belgrade, puis d’Europe, s’intéressent à ces peintres venus de nulle part.

Zuzana Chalupova est l’une des figures majeures de cette époque. Femme dans un milieu d’hommes, elle impose des couleurs encore plus vives, des compositions plus audacieuses. Aujourd’hui, les statistiques sont renversantes : il y a plus de femmes peintres que d’hommes à Kovačica. Et beaucoup estiment que leurs œuvres sont les plus authentiques.

2024 : l’UNESCO frappe à la porte

L’inscription au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, décidée en 2024, a changé la donne. Les médias du monde entier parlent soudain de Kovačica. Les cars de touristes commencent à arriver. Les prix des toiles grimpent.

Mais avec la lumière vient aussi l’ombre. Paul Babka s’inquiète : « Il ne faut pas perdre l’authenticité pour plaire aux touristes. » Il répète aux jeunes peintres : restez sincères. Peignez ce que vous vivez, pas ce que l’on attend de vous.

« Il faut être sincère, pour ne pas courir le risque de décevoir. »

Paul Babka, galeriste

L’historienne de l’art Elenka Đuriš, 36 ans, partage cette crainte. Pour elle, ces tableaux sont plus que des œuvres : ils sont des actes de résistance culturelle. « Comme ça, nous assurons la continuité de notre identité, de nos traditions et de nos coutumes. »

Pourquoi cet art touche-t-il autant ?

Parce qu’il est sincère, justement. Dans un monde où tout est lissé, retouché, calculé, l’art naïf de Kovačica fait figure d’exception. Il ne cherche pas à plaire. Il ne suit aucune mode. Il dit simplement : voilà notre vie, voilà ce qui nous rend heureux.

Et cette joie est contagieuse. Quand on regarde un tableau de Kovačica, on entend presque le coq chanter. On sent l’odeur du pain chaud. On voit les femmes en costume traditionnel danser sous les tilleuls.

Cet art nous ramène à l’essentiel. À l’enfance. À la couleur pure. À la liberté de créer sans se poser mille questions.

Et demain ?

La question est ouverte. La reconnaissance mondiale est une chance extraordinaire. Mais elle peut aussi devenir un piège. Restera-t-il des jeunes pour prendre le pinceau ? Continueront-ils à peindre des coqs alors que le monde entier regarde ?

Elenka Đuriš le dit avec une pointe d’amertume : « Malheureusement, il faut souvent que quelqu’un d’extérieur nous montre la richesse que nous avons pour qu’on réalise que notre culture est précieuse. »

A Kovačica, les coqs continuent de chanter. Les pinceaux continuent de danser. Et quelque part, dans un atelier baigné de soleil, un enfant regarde son grand-père peindre. Peut-être que demain, lui aussi prendra un coq pour sujet. Et que l’histoire continuera.

Parce que l’art naïf, finalement, n’a pas besoin d’école. Il a juste besoin d’un cœur qui bat encore comme celui d’un enfant.

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