Trente ans après les faits, la cour d’appel de Paris s’apprête à rendre sa décision dans l’un des plus retentissants scandales politico-financiers de ces dernières décennies : l’affaire « Karachi ». Au cœur de ce dossier tentaculaire, un système présumé de commissions occultes en marge de juteux contrats d’armement avec le Pakistan et l’Arabie saoudite dans les années 90. Des fonds qui auraient, selon l’accusation, servi à alimenter la campagne présidentielle de l’ancien Premier ministre Édouard Balladur en 1995.
Retour sur les origines de l’affaire
C’est un drame qui va faire resurgir ce scandale enfoui. Le 8 mai 2002, un attentat à Karachi, au Pakistan, vise un bus transportant des employés français de la Direction des constructions navales (DCN). Le bilan est lourd : 15 morts et de nombreux blessés. L’enquête sur cet attentat va mettre au jour un possible lien avec l’arrêt du versement de commissions dans le cadre de contrats d’armements français.
En effet, d’après des sources proches du dossier, la décision de Jacques Chirac, vainqueur surprise de l’élection présidentielle de 1995 face à Édouard Balladur, de cesser le paiement de ces commissions aurait pu susciter des représailles. Une piste qui explore donc l’hypothèse de rétrocommissions servant à financer la campagne de l’ancien Premier ministre, mais qui n’a pas été confirmée à ce stade.
Un premier jugement en 2020
Le 15 juin 2020, dans le volet financier de cette affaire, le tribunal correctionnel avait rendu son jugement en première instance. Six prévenus, dont l’intermédiaire Ziad Takieddine et Thierry Gaubert, un proche de Nicolas Sarkozy, avaient été condamnés à des peines de prison ferme allant de deux à cinq ans. Tous avaient fait appel de cette décision.
Au centre des débats : des commissions faramineuses, alors légales, versées à l’occasion de ces contrats d’armement. Des sommes que l’accusation soupçonne d’être en partie revenues en France sous forme de rétrocommissions illégales pour garnir les caisses de la campagne balladurienne.
Le rôle trouble des intermédiaires
Deux intermédiaires sont particulièrement dans le viseur de la justice : Ziad Takieddine, sulfureux homme d’affaires franco-libanais, et Abdul Rahman Al Assir. Le premier, un habitué des arcanes de la Françafrique, est soupçonné d’avoir supervisé le versement des commissions. Le second serait l’un des principaux artisans du « réseau K », pour « King », du nom du roi d’Arabie saoudite de l’époque.
Pour le parquet général, ce réseau d’intermédiaires a été « imposé dans des conditions irrégulières » par le pouvoir politique de l’époque et a perçu des commissions « exorbitantes », au détriment des intérêts des entreprises françaises partie prenantes aux contrats.
L’ombre de l’attentat de Karachi
En parallèle, l’enquête sur l’attentat de Karachi est toujours en cours. Si la piste terroriste islamiste a été initialement privilégiée, les juges d’instruction explorent désormais la thèse de potentielles représailles liées à l’arrêt des versements de commissions. Une hypothèse qui établirait un lien troubles entre des intérêts géopolitiques et financiers sur fond de ventes d’armes.
Les proches des victimes françaises de l’attaque, qui espèrent des réponses de la justice depuis plus de 20 ans, suivent avec intérêt et espoir le déroulé de la procédure. Pour eux, l’affaire Karachi ne sera véritablement close qu’avec la manifestation de la vérité sur cette tragédie.
Une décision très attendue
La décision que doit rendre la cour d’appel de Paris ce mardi est donc particulièrement attendue. Au-delà des peines qui seront prononcées, elle pourrait faire la lumière sur les responsabilités et les mécanismes à l’œuvre dans ce scandale aux multiples ramifications.
Selon des observateurs avertis, cette affaire illustre de manière emblématique l’imbrication des sphères politique, économique et géostratégique dans les grands contrats internationaux. Elle met aussi en lumière les dérives d’un système de financement politique parallèle qui a prospéré à l’abri des regards pendant des années.
Un jugement pour l’Histoire
Au final, le jugement rendu dans l’affaire Karachi s’annonce comme une décision majeure. Sur le plan judiciaire bien sûr, avec l’épilogue en appel d’un dossier hors norme. Mais aussi sur le plan historique et politique, tant ce scandale a marqué les esprits et ébranlé la vie publique française.
Quelle que soit l’issue de ce procès, l’affaire Karachi restera comme le symbole d’une époque trouble où les frontières entre intérêt général et intérêts particuliers étaient dangereusement poreuses. Un dossier qui aura mis en lumière les zones d’ombre de la Vème République et les dérives d’un certain système politico-financier.
Reste à savoir si ce scandale servira de leçon pour l’avenir et poussera à une nécessaire moralisation de la vie publique. Les citoyens, qui aspirent à plus de transparence et d’exemplarité de leurs dirigeants, attendent désormais des actes forts. La décision de la cour d’appel de Paris constituera indéniablement un premier test de cette volonté de tourner la page des années sombres.