Alors que la Syrie panse encore ses plaies après une décennie de guerre civile sanglante, un acteur majeur semble tirer son épingle du jeu sur la scène régionale : la Turquie de Recep Tayyip Erdogan. Avec la chute soudaine du régime de Bachar el-Assad début décembre, Ankara, qui avait longtemps navigué à contre-courant sur le dossier syrien, espère désormais jouer un rôle prédominant dans la reconstruction et l’avenir politique du pays.
Ankara, grand artisan de la chute d’Assad
La Turquie a été l’un des premiers pays à condamner la répression brutale du régime syrien contre les manifestations pro-démocratie en 2011. Dès lors, les relations entre Ankara et Damas n’ont cessé de se dégrader. Erdogan a multiplié les sanctions économiques et fermé sa frontière, tout en apportant un soutien de poids à l’opposition syrienne, qu’elle soit politique ou armée.
Malgré une timide tentative de réconciliation ces derniers mois face à l’enlisement du conflit, la Turquie est restée l’un des principaux opposants au régime d’Assad. Son soutien indéfectible aux rebelles, notamment dans la région d’Idlib, a sans nul doute contribué à précipiter la chute du dictateur syrien.
Une présence militaire turque renforcée en Syrie
Profitant du chaos ambiant, l’armée turque a considérablement renforcé sa présence dans le nord de la Syrie ces dernières années. Officiellement pour lutter contre les groupes terroristes kurdes à sa frontière, Ankara contrôle aujourd’hui de larges pans de territoire syrien, directement ou via des groupes rebelles qui lui sont affiliés.
Selon une source proche du dossier, la Turquie compterait désormais plus de 10 000 soldats déployés en Syrie, sans compter ses supplétifs locaux. Une présence militaire qui pèsera lourd dans la reconfiguration des rapports de force post-Assad.
Vers un rôle politique et économique accru de la Turquie ?
Au-delà de l’aspect sécuritaire, la Turquie entend bien jouer un rôle central dans la reconstruction politique et économique de la Syrie. Ankara a tissé de nombreux liens avec les différentes factions de l’opposition et espère peser dans les futures négociations de paix et la mise en place d’un gouvernement de transition.
Surtout, les entreprises turques lorgnent sur le vaste chantier de reconstruction qui s’annonce en Syrie, avec de juteux contrats à la clé. La Turquie a déjà investi massivement dans les régions sous son contrôle, construisant des écoles, des hôpitaux et des infrastructures. Une manière d’asseoir son influence sur le long terme.
La Turquie sera un acteur incontournable de la Syrie post-Assad. Elle a su tisser sa toile patiemment et récolte aujourd’hui les fruits de sa stratégie.
Un diplomate occidental en poste à Ankara
Un grand écart diplomatique périlleux
Malgré sa position de force, la partie est loin d’être gagnée pour Ankara. La Turquie doit composer avec une multitude d’acteurs aux intérêts divergents en Syrie :
- La Russie, principal soutien du régime Assad, qui conserve une forte présence militaire
- L’Iran, autre allié de Damas, qui cherche à préserver son influence régionale
- Les Kurdes syriens, que la Turquie considère comme une menace mais qui bénéficient du soutien américain
- Les puissances occidentales, qui se méfient des ambitions turques
Un véritable jeu d’échecs géopolitique dans lequel Erdogan espère tirer son épingle du jeu. Mais à trop jouer sur tous les tableaux, Ankara risque de se retrouver pris en étau entre des intérêts contradictoires.
L’avenir incertain des réfugiés syriens en Turquie
L’autre grand défi pour la Turquie concerne le sort des quelque 4 millions de réfugiés syriens qu’elle accueille sur son sol. Si une partie a commencé à rentrer au pays depuis la chute d’Assad, beaucoup restent encore dans l’expectative.
J’aimerais rentrer chez moi maintenant que la guerre est finie. Mais dans quelles conditions ? Avec quelles garanties ? La Turquie doit nous aider à préparer un retour digne et sûr.
Farouk, réfugié syrien à Gaziantep
Ankara se retrouve ainsi face à un dilemme : continuer à assumer le fardeau économique et social des réfugiés ou les pousser à un retour précipité, au risque de nouvelles tensions. Un casse-tête qui pèsera lourd dans sa gestion de l’après-Assad.
Vers une normalisation des relations turco-syriennes ?
Au final, malgré sa posture va-t-en-guerre, la Turquie sait qu’elle devra composer avec le nouveau pouvoir en place à Damas pour stabiliser durablement la région. Les canaux diplomatiques n’ont d’ailleurs jamais été totalement coupés, même au plus fort de la crise.
Désormais, avec la chute des irréductibles du clan Assad, une normalisation progressive des relations turco-syriennes semble à l’ordre du jour. Une perspective qui réjouit les milieux d’affaires turcs, impatients de participer à la reconstruction du pays.
Mais cette normalisation ne se fera pas sans condition côté turc. Ankara exigera sans nul doute des garanties sur le sort des populations kurdes et turkmènes de Syrie, ainsi qu’un partage du pouvoir inclusif dans le futur système politique syrien.
La tentation néo-ottomane d’Erdogan en question
En arrière-plan de ce grand jeu diplomatique et stratégique se pose la question des véritables intentions d’Erdogan. Certains observateurs y voient la marque de la « tentation néo-ottomane » du président turc, qui rêve de restaurer l’influence perdue de la Turquie dans son ancien empire.
Jusqu’où ira Ankara pour assouvir ses ambitions régionales ? La Turquie se contentera-t-elle d’une zone d’influence dans le nord syrien ou cherchera-t-elle à peser sur l’ensemble du pays ? Des questions cruciales pour l’avenir de la Syrie et de tout le Moyen-Orient.
Une chose est sûre : en prenant pied militairement, politiquement et économiquement en Syrie, la Turquie d’Erdogan a posé de solides jalons pour l’après-Assad. Reste à savoir si elle saura manoeuvrer avec habileté pour transformer l’essai et s’imposer comme puissance régionale de premier plan, sans se brûler les ailes par excès d’ambition. L’avenir de la Syrie en dépend en grande partie.