En matière de contestation sociale, l’imagination des cheminots de la SNCF semble inépuisable. Preuve en est avec la “grève d’échauffement” de 24 heures prévue ce jeudi par l’intersyndicale. L’objectif affiché est clair : se mettre en ordre de marche avant la grève illimité et reconductible programmée à partir du 11 décembre. À un mois de Noël, les syndicats entendent ainsi mettre la pression sur le gouvernement et la direction pour obtenir de nouvelles hausses salariales, et ce malgré une augmentation moyenne de 17% de leur rémunération entre 2022 et 2024.
Des revendications salariales sans limites ?
Les appels à la grève se multiplient à la SNCF ces derniers mois, avec comme point commun des exigences d’augmentations de salaires toujours plus élevées. Selon des sources proches du dossier, ces demandes atteindraient des niveaux « totalement impensables dans le secteur privé ». Pourtant, les cheminots ont déjà bénéficié de revalorisations conséquentes récemment :
- +5,2% en moyenne en 2022
- +3,7% prévus en 2023
- +3,6% actés pour 2024
Soit un bond de plus de 17% de leur rémunération en l’espace de 3 ans seulement. Des chiffres qui paraissent astronomiques au regard de l’inflation et de la situation économique générale.
Le ministre ne comprendrait pas que les Français soient bloqués.
François Durovray, ministre des Transports
Une « gréviculture » ancrée dans l’ADN ferroviaire ?
Cette propension à faire grève pour arracher toujours plus d’avantages salariaux semble faire partie intégrante de la culture cheminote. Un phénomène que certains observateurs qualifient de « gréviculture », tant il paraît ancré dans les gènes de l’entreprise publique. Et ce malgré les efforts de la direction pour moderniser le dialogue social ces dernières années.
Reste à savoir jusqu’où ira cette fuite en avant revendicative. Avec un déficit chronique et une dette abyssale, la SNCF peut-elle encore longtemps satisfaire les exigences exponentielles de ses salariés ? Rien n’est moins sûr. D’autant que le gouvernement semble déterminé à ne pas céder, comme en témoignent les récentes déclarations du ministre délégué aux Transports.
La menace d’un Noël noir
En choisissant de débrayer à l’approche des fêtes, les syndicats jouent clairement la carte du bras de fer. Leur objectif : prendre en otage le gouvernement et les usagers à une période où les déplacements en train sont cruciaux pour de nombreux Français. Un scénario cauchemardesque que l’exécutif espère à tout prix éviter.
Mais face à la détermination affichée par les leaders syndicaux, un durcissement du conflit social paraît inéluctable. À moins d’un revirement de dernière minute, les Français doivent donc se préparer à vivre des fêtes de fin d’année pour le moins compliquées sur le front des transports.
Des perturbations en cascade
Au-delà des désagréments pour les voyageurs, c’est toute l’économie française qui risque de pâtir des mouvements sociaux à répétition à la SNCF. En paralysant le trafic ferroviaire, les grèves ont un impact délétère sur de nombreux secteurs :
- Transports de marchandises ralentis
- Approvisionnement des entreprises perturbé
- Difficultés pour les salariés à se rendre au travail
- Annulations en cascade dans l’hôtellerie et la restauration
- Manque à gagner pour les commerces et le tourisme
Autant d’effets collatéraux qui viennent plomber un peu plus une conjoncture économique déjà morose. Et ce alors même que le pays peine à se remettre des conséquences de la crise sanitaire et de la guerre en Ukraine.
Quel avenir pour le modèle social cheminot ?
Au-delà des perturbations ponctuelles, ces mouvements sociaux à répétition interrogent sur la pérennité du modèle social dont bénéficient les cheminots. Avec des acquis et des avantages considérables par rapport au reste de la population active, leur statut apparaît de plus en plus comme un anachorisme à l’heure de la libéralisation du rail européen.
Mais remettre en cause ces privilèges historiques s’annonce comme une mission quasi-impossible tant les syndicats y sont farouchement attachés. La direction de la SNCF et le gouvernement semblent donc condamnés à composer avec cette singularité sociale, quitte à accéder régulièrement aux demandes d’augmentations pour acheter une forme de paix sociale.
Un équilibre précaire qui pourrait toutefois rapidement voler en éclats si les revendications salariales des cheminots continuent à suivre une courbe exponentielle, sans commune mesure avec les gains de productivité ou la situation économique de l’entreprise. À force de tirer sur la corde, les syndicats risquent de précipiter une remise à plat en profondeur de leur modèle social si particulier. Avec à la clé de douloureux ajustements pour s’aligner sur le régime de droit commun des salariés.
Une impasse croissante
Prise en tenaille entre des cheminots toujours plus revendicatifs et des contraintes budgétaires de plus en plus pesantes, la direction de la SNCF semble aujourd’hui dans une impasse. D’un côté, elle doit composer avec un corps social historiquement très mobilisé et attaché à ses acquis. De l’autre, elle subit la pression de l’État actionnaire pour redresser les comptes et préparer l’ouverture à la concurrence.
Un dilemme cornélien qui ne pourra être tranché qu’au prix de choix douloureux et de probables conflits sociaux d’ampleur. Car s’il paraît illusoire de satisfaire indéfiniment les demandes catégorielles des cheminots, revenir sur leurs avantages sera forcément vécu comme une déclaration de guerre. Un choc frontal que tous les gouvernements ont jusqu’ici soigneusement évité, préférant des concessions ponctuelles à une réforme systémique.
Mais ce qui ressemble de plus en plus à une fuite en avant salariale aura forcément une fin. Reste à savoir si l’État et la direction de la SNCF auront le courage politique d’affronter le puissant contre-pouvoir des syndicats cheminots. Ou si, à force de reculades, ils précipiteront un accident industriel majeur pour l’opérateur historique du rail hexagonal.
Une chose est sûre : la “gréviculture” des cheminots est un luxe que la SNCF et les contribuables ne pourront plus longtemps s’offrir. Sauf à hypothéquer un peu plus l’avenir du service public ferroviaire et à creuser la fracture entre les salariés protégés de la fonction publique et ceux exposés aux aléas du privé. Un scénario qui minerait un peu plus la cohésion nationale, déjà mise à rude épreuve ces derniers temps.
Le bras de fer qui s’annonce s’apparente donc à un choix de société. Celui d’un modèle social français qui devra forcément se réinventer s’il veut survivre aux défis du XXIe siècle. En commençant peut-être par sa corporation la plus emblématique : celle des cheminots.