En Russie, l’étau se resserre encore davantage autour des voix critiques du régime. Ce mardi, les députés de la Douma, la chambre basse du parlement russe, ont adopté à l’unanimité en deuxième lecture un projet de loi visant à restreindre drastiquement l’accès aux revenus des personnes étiquetées comme « agents de l’étranger ». Une catégorie fourre-tout qui englobe de nombreux opposants, journalistes indépendants et défenseurs des droits humains, dont beaucoup ont choisi l’exil depuis le début de l’offensive russe en Ukraine en février 2022.
Des comptes bancaires spéciaux pour les « traîtres »
Concrètement, le texte prévoit que les individus et organisations classés « agents de l’étranger » devront ouvrir un compte bancaire spécial sur lequel seront versés leurs différents revenus perçus en Russie : rémunérations pour des activités intellectuelles, produits de la vente de biens immobiliers ou de véhicules, intérêts d’investissements… Des rentrées d’argent auxquelles ils n’auront pas accès tant que le label infamant ne leur sera pas retiré, ce qui s’avère quasiment impossible en pratique.
« Ceux qui trahissent notre pays ne vont pas s’enrichir aux dépens de ses citoyens »
a martelé Viatcheslav Volodine, le président de la Douma et proche de Vladimir Poutine, fustigeant les « relocalisés », ces centaines de milliers de Russes partis à l’étranger dans la foulée du déclenchement de la guerre.
Pour les autorités, il s’agit d’empêcher que « les fonds gagnés en Russie ne soient utilisés contre elle », alors que de nombreuses figures de l’opposition en exil continuent, depuis leur nouveau lieu de résidence, à critiquer vertement le Kremlin et son « opération militaire spéciale » en Ukraine.
Une liste noire qui ne cesse de s’allonger
Depuis son instauration en 2012, la loi sur les « agents de l’étranger » n’a cessé d’être durcie et étendue, dans le but de faire taire toute voix dissonante. Surtout depuis février 2022 et l’entrée des troupes russes en Ukraine. Qualifiée d’« arme de destruction massive contre la société civile » par Amnesty International, elle sert de base à une vaste purge de l’espace public.
Actuellement, pas moins de 493 personnes figurent sur cette liste noire des « agents de l’étranger ». On y retrouve pêle-mêle des célébrités comme les écrivains Lioudmila Oulitskaïa et Boris Akounine, des journalistes indépendants, mais aussi la quasi-totalité des opposants de premier plan encore en Russie ou en exil, de Alexeï Navalny à Garry Kasparov en passant par Mikhaïl Khodorkovski.
Un « crime » passible de lourdes peines
Outre ces nouvelles mesures financières, les personnes et organisations visées par ce label sont soumises à de lourdes contraintes administratives. Elles doivent notamment accompagner toutes leurs publications, en ligne comme hors ligne, d’une mention légale précisant leur statut d’« agent ». Ne pas s’y plier expose à des amendes, voire à des peines de prison.
Fin 2021, l’ONG Memorial, pilier de la défense des droits humains en Russie et gardienne de la mémoire des crimes de l’ère soviétique, a ainsi été liquidée pour avoir enfreint à de multiples reprises la loi sur les « agents de l’étranger ». Une dissolution qui a suscité un tollé international, sans faire dévier le Kremlin de sa ligne répressive.
« L’objectif est clair : asphyxier financièrement et socialement tous ceux qui osent encore exprimer une opinion différente de celle promue par les autorités »
décrypte une source proche des milieux dissidents.
Et la machine répressive est loin de s’arrêter en si bon chemin. Début mai, un projet de loi a été déposé à la Douma pour priver de leur citoyenneté russe les personnes reconnues coupables de « diffusion de fausses informations » sur l’armée, de « discrédit » des forces armées ou « d’appels à introduire des sanctions contre la Russie ». Autant de nouveaux délits passibles de lourdes peines, dans un pays où toute critique publique de « l’opération militaire spéciale » est sévèrement punie.
La voix des opposants étouffée
Face à ce tour de vis sécuritaire, la marge de manœuvre des derniers opposants encore présents en Russie se réduit comme peau de chagrin. Déjà pourchassés, surveillés, harcelés, les voilà désormais aussi menacés d’être coupés de leurs moyens de subsistance. Pour continuer à s’exprimer, beaucoup n’ont d’autre choix que de s’exiler, gonflant les rangs d’une diaspora déjà nombreuse aux quatre coins du monde.
Mais même depuis l’étranger, impossible d’échapper au bras long du Kremlin. La nouvelle loi adoptée mardi vise précisément à tarir leurs sources de revenus en Russie, dans l’espoir de les réduire au silence. Un pari risqué pour Vladimir Poutine, alors qu’approche le fatidique anniversaire des 18 mois du début de l’offensive en Ukraine, avec son lot de difficultés sur le terrain comme à l’arrière.
À l’heure où la société russe commence à exprimer des signes de lassitude face à un conflit qui s’enlise, la tentation est grande pour le maître du Kremlin de resserrer encore et toujours la vis. Jusqu’à ce qu’elle finisse par casser ?