Face à un environnement géostratégique de plus en plus instable, caractérisé par les ambitions de puissance de la Chine, les provocations nord-coréennes et l’affirmation de la Russie, le Japon est contraint de repenser en profondeur sa politique de défense. Longtemps bridées par une constitution pacifiste héritée de l’après-guerre, les Forces d’Autodéfense (FAD) nippones sont aujourd’hui engagées dans une mue capacitaire et doctrinale sans précédent pour s’adapter aux menaces du XXIe siècle.
Les nouveaux défis sécuritaires régionaux
Le Japon fait face à ce que les experts qualifient de “dilemme de sécurité”. D’un côté, l’expansion militaire chinoise, illustrée par la modernisation rapide de l’Armée Populaire de Libération et ses revendications territoriales agressives en Mer de Chine, fait peser une menace croissante. De l’autre, la Corée du Nord poursuit sans relâche ses programmes balistiques et nucléaires, multipliant les tirs de missiles au mépris des résolutions onusiennes.
A cela s’ajoute l’imprévisibilité de la Russie post-Ukraine, dont les manœuvres aéronavales aux abords de l’archipel nippon se font plus fréquentes et ostentatoires. Selon une source proche de l’État-Major à Tokyo, ces démonstrations de force visent à tester la réactivité des FAD et sonder les failles du dispositif sécuritaire américano-nippon dans la région.
Une autonomie stratégique à construire
Pour répondre à ce contexte périlleux, le Japon a entamé une refonte en profondeur de son outil de défense. L’objectif : gagner en autonomie stratégique sans rompre l’alliance fondamentale avec les États-Unis. Un exercice d’équilibriste périlleux qui passe par des investissements capacitaires ciblés.
Symbole de cette montée en gamme : la conversion du porte-hélicoptères Izumo en un véritable porte-aéronefs pouvant mettre en œuvre des avions à décollage court comme le F35B. Une première pour un pays dont la constitution prohibe la détention d’une force de frappe offensive. D’après les planificateurs nippons, il s’agit de se doter d’une capacité de projection pour sécuriser les approches maritimes de l’archipel et être en mesure de répondre rapidement à une crise régionale.
Nous devons être capables de défendre nos îles par nous-mêmes, en étroite coordination avec nos alliés. Les menaces actuelles exigent d’être innovants et proactifs, sans dogmatisme.
– Taro Kono, Ministre de la Défense
Des innovations technologiques pour garder l’avantage
Au-delà des plateformes traditionnelles, les FAD misent sur des technologies de rupture pour garder un temps d’avance. Les missiles hypersoniques, les drones sous-marins et les armes à énergie dirigée sont au cœur des réflexions des stratèges nippons. L’enjeu : acquérir des capacités de dissuasion crédibles face à des adversaires potentiels technologiquement avancés.
Le cyberespace et l’espace extra-atmosphérique font également l’objet d’une attention renouvelée. Tokyo vient ainsi de créer une Unité de Défense Spatiale pour sécuriser ses satellites face aux risques de brouillage et d’interception. Dans le domaine numérique, les FAD renforcent leurs capacités défensives et offensives, conscientes que les guerres de demain se joueront aussi sur le terrain immatériel des données et des réseaux.
La nécessaire évolution doctrinale
Mais l’adaptation de l’armée japonaise aux défis du temps ne saurait se limiter à des achats d’équipements, aussi sophistiqués soient-ils. C’est toute la doctrine d’emploi des forces qui est en train d’être repensée, avec comme maître-mot la jointness – c’est-à-dire la capacité des différentes armées à planifier et à combattre ensemble de façon fluide.
Pour y parvenir, les FAD multiplient les exercices interarmées de haute intensité, souvent aux côtés des forces américaines basées dans la région. L’objectif est double : optimiser l’interopérabilité avec l’allié américain tout en testant de nouveaux concepts opérationnels adaptés à un environnement disputé. Du déploiement d’îlots logistiques mobiles pour soutenir des opérations dans le Pacifique à la manoeuvre aéromaritime combinée en passant par la guerre multi-domaines, les militaires japonais explorent de nouvelles façons de faire la guerre.
Cette mue doctrinale est essentielle. Il ne suffit pas d’avoir les meilleurs équipements, encore faut-il savoir les employer de manière innovante et coordonnée. C’est tout l’enjeu des prochaines années.
– Un officier supérieur des FAD
Un effort budgétaire à la hauteur des enjeux
Cette transformation en profondeur des FAD a évidemment un coût, que le gouvernement nippon semble prêt à assumer. Malgré une dette publique record, le budget de la défense connaît une hausse continue depuis une décennie, franchissant la barre symbolique des 1% du PIB. Un effort qui devrait s’accélérer dans les années à venir au vu des turbulences régionales.
De fait, les responsables politiques nippons semblent avoir pris la mesure de l’urgence stratégique. La publication en 2022 d’un nouveau document cadre de Sécurité nationale, le premier depuis 2013, témoigne de cette prise de conscience. Ce texte de référence identifie sans ambages la Chine comme « le plus grand défi stratégique » pour le Japon et plaide pour un renforcement tous azimuts des capacités de défense nationales.
Au final, le Japon semble bel et bien engagé dans une mue stratégique et militaire profonde pour faire face aux périls du XXIe siècle. Une transformation semée d’embûches, entre contraintes budgétaires, rigidités institutionnelles et nécessité de rassurer une opinion publique historiquement rétive à toute montée en puissance martiale. Mais une adaptation vitale dans une région Asie-Pacifique où s’accumulent les nuages géopolitiques et où se joue, chaque jour un peu plus, l’avenir de l’ordre mondial.