Derrière les portes monumentales du Grand Bazar d’Istanbul, figées dans le temps des sultans depuis plus de 600 ans, se joue une tragédie silencieuse. Sous les voûtes peintes de ce gigantesque marché couvert, où se pressent chaque année des millions de visiteurs, l’artisanat ancestral se meurt, lentement asphyxié par la déferlante des contrefaçons.
Le règne du faux et du “made in Turkey”
Au détour d’une allée, un adolescent propose des parfums Chanel et Dior à une poignée d’euros, tandis que s’amoncellent sur les portants d’en face des doudounes Moncler aux couleurs criardes. Plus loin, une touriste allemande repart, ravie, avec un faux sac Michael Kors sous le bras, payé une fraction du prix de l’original.
Le Bazar est devenu un supermarché de contrefaçons pour toute l’Europe. J’ai même des clientes, femmes de footballeurs !
confie Kemal, vendeur de faux sacs de luxe depuis 20 ans
Selon lui, ses imitations “made in Turkey” sont aussi bonnes que les originaux, pour un prix 5 à 10 fois inférieur. Un business lucratif qui a peu à peu grignoté les vitrines du Bazar, reléguant l’artisanat traditionnel au second plan.
La fin d’une époque pour les commerçants historiques
Cette mutation inéluctable du Grand Bazar vers le tout-contrefaçon désespère les vétérans des lieux, dépositaires de la mémoire des artisans et petits métiers qui faisaient autrefois la renommée des allées.
Hasim Güreli, propriétaire d’une élégante boutique de tapis et vice-président de l’association des commerçants, se souvient d’une époque où les imitations étaient rares et leurs vendeurs se cachaient, craignant les contrôles. Aujourd’hui, il constate avec amertume que son échoppe est cernée de toutes parts par le faux.
Le Bazar a perdu son caractère unique. Il n’y a plus que des produits importés ou contrefaits, et ça empire chaque année.
déplore Gazi Uludag, vendeur de services à thé deux allées plus loin
Un emblème du savoir-faire turc en péril
Pendant des siècles, le Grand Bazar était une vitrine de l’artisanat local, des boutiques de dinanderie et d’orfèvrerie aux ateliers des tisserands de tapis. Un savoir-faire ancestral transmis de génération en génération, qui risque aujourd’hui de disparaître.
Florence Heilbronn-Ögütgen, propriétaire d’une boutique de tapis artisanaux, raconte comment un ami maroquinier réputé pour ses sacs en cuir a dû mettre la clé sous la porte, incapable de rivaliser avec la déferlante des contrefaçons.
Désormais, les plus belles boutiques sont celles des imitations ! Il n’y a qu’elles pour payer les loyers exorbitants. Elles sont en train de tout dévorer. Ceux qui font de l’artisanal ne peuvent suivre. Le Bazar perd son âme.
s’alarme-t-elle
Un trafic difficile à endiguer pour les autorités
Malgré les saisies fréquentes et les lourdes amendes, enrayer le trafic relève du casse-tête pour les autorités et les avocats mandatés par les grands noms du luxe. Car dans ce labyrinthe de milliers de boutiques, il faudrait des mandats de perquisition pour chaque adresse.
Pour Murat, 27 ans, qui a repris son business de faux sacs après un contrôle, l’alternative n’existe pas. Issu d’une région agricole pauvre, il n’a pas l’intention de retourner « faire le berger au village ». Quitte à jongler chaque jour avec le risque d’une descente de police.
Mutation inexorable ou sursaut salvateur ?
Pendant que le Grand Bazar mue peu à peu en supermarché de la contrefaçon pour touristes européens, la question de son avenir se pose. Cette transformation est-elle une fatalité économique face aux loyers exorbitants et à l’appétit des visiteurs pour le faux ?
Ou bien les autorités et la communauté des commerçants traditionnels parviendront-elles à orchestrer un sursaut pour préserver ce joyau du patrimoine stambouliote et l’artisanat qui fait son âme ? L’enjeu est de taille pour ce lieu emblématique, tiraillé entre son histoire multiséculaire et les sirènes d’un business aussi lucratif que destructeur.