Dans une affaire qui pourrait avoir des répercussions majeures sur l’utilisation des drones armés dans les conflits internationaux, la Cour constitutionnelle allemande examine actuellement une plainte déposée par deux ressortissants yéménites. Ces derniers soutiennent que l’Allemagne porte une part de responsabilité dans les frappes de drones américains menées au Yémen, en raison du rôle crucial joué par la base aérienne de Ramstein, située dans l’ouest du pays.
Une tragédie personnelle à l’origine de la plainte
Les plaignants, originaires de la région d’Hadramout dans l’est du Yémen, ont vécu un drame personnel le 29 août 2012. Ce jour-là, plusieurs de leurs proches ont été tués lors d’une attaque de drone américain sur le village de Khashamir. Persuadés que l’Allemagne a une part de responsabilité dans ce drame, ils ont décidé de saisir la justice pour demander des comptes au gouvernement allemand.
Le rôle central de la base de Ramstein
Au cœur de cette affaire se trouve la base aérienne américaine de Ramstein, qui abrite une station de relais par laquelle transitent les données permettant de piloter les drones. Pour les plaignants, cela implique une responsabilité de l’Allemagne dans les frappes menées par les États-Unis, en particulier lorsque celles-ci font des victimes civiles comme ce fut le cas à Khashamir.
Il s’agit de savoir si le droit fondamental à la vie et à l’intégrité physique impose aux organes de l’État allemand des obligations de protection extraterritoriales en faveur des personnes au Yémen, lorsque des drones armés sont envoyés en mission en utilisant le territoire allemand.
Doris König, vice-présidente de la Cour constitutionnelle allemande
Un long parcours judiciaire
Déposée initialement en 2014, la plainte des deux Yéménites visait à faire interdire à l’armée américaine d’utiliser la base de Ramstein pour ses missions de drones. Si le tribunal de Münster ne leur avait pas donné raison sur ce point, il avait toutefois enjoint Berlin à s’assurer que les États-Unis respectaient le droit international lors de ces opérations, notamment en épargnant les populations civiles.
Cependant, le gouvernement allemand avait fait appel de cette décision auprès du tribunal administratif fédéral de Leipzig, qui avait finalement rejeté la demande des plaignants en 2020. C’est ainsi que l’affaire a fini par atterrir devant la Cour constitutionnelle, avec le soutien des organisations de défense des droits humains « ECCHR » et « Reprieve ».
Berlin se veut rassurant
De son côté, le gouvernement allemand cherche à minimiser sa responsabilité. D’après un communiqué du ministère de la Défense, Berlin entretient un « dialogue continu et basé sur la confiance » avec Washington sur ce sujet sensible. Le ministère affirme avoir reçu de multiples assurances de la part des États-Unis :
- Les drones ne seraient pas lancés, pilotés ou commandés depuis l’Allemagne
- Les forces armées américaines respecteraient le droit en vigueur dans leurs activités
Reste à savoir si ces garanties verbales suffiront à convaincre les juges constitutionnels du bien-fondé de la position allemande. La Cour devrait rendre son jugement dans les mois à venir, et celui-ci sera scruté de près bien au-delà des frontières de l’Allemagne.
Un enjeu qui dépasse le cas allemand
Car au-delà du cas spécifique de Ramstein, c’est toute la question de l’utilisation des drones armés dans les conflits asymétriques qui est posée. Présentés par leurs partisans comme une arme « chirurgicale » permettant de cibler des terroristes tout en limitant les pertes humaines, les drones font l’objet de vives critiques de la part des défenseurs des droits de l’homme.
Ceux-ci dénoncent l’opacité qui entoure bien souvent ces opérations, ainsi que les « dommages collatéraux » qu’elles occasionnent parmi les populations civiles. Des dommages dont l’ampleur réelle est difficile à évaluer, en raison notamment du caractère souvent inaccessible des zones visées.
Un précédent juridique ?
Dans ce contexte, la décision que rendra la Cour constitutionnelle allemande sera suivie avec une attention particulière. Si les juges donnent raison aux plaignants yéménites, cela pourrait créer un précédent juridique majeur et inciter d’autres victimes de frappes de drones à se tourner vers la justice.
À l’inverse, un rejet de la plainte risquerait d’être perçu comme un blanc-seing donné aux États pratiquant ce type d’opérations controversées. Dans un cas comme dans l’autre, le jugement de la Cour de Karlsruhe promet d’être historique et de marquer un tournant dans le débat sur l’utilisation des drones de combat.