Alors que l’urgence climatique s’intensifie, la France propose une solution audacieuse pour accélérer la transition énergétique de l’industrie européenne : la création d’une « Banque européenne de la décarbonation et de l’électrification ». Cette institution financière d’un nouveau genre aurait pour mission d’aider les entreprises du Vieux Continent à abandonner les énergies fossiles et à investir massivement dans les technologies propres. Une idée ambitieuse, mais qui soulève aussi de nombreuses questions. Décryptage.
Un mécanisme de subventions innovant
Concrètement, cette banque fonctionnerait sur le principe d’un « paiement à la tonne de CO2 évitée ». Via des appels d’offres, elle verserait des subventions aux industriels sur une période de 10 à 15 ans, en fonction des émissions de gaz à effet de serre qu’ils parviendraient à réduire grâce à leurs investissements dans des équipements plus sobres en carbone.
L’idée est de combler l’écart de rentabilité entre les technologies polluantes et les solutions bas-carbone, souvent plus coûteuses. Aujourd’hui, la tonne de CO2 s’échange autour de 60 à 80 euros sur le marché européen des quotas d’émissions. Mais pour beaucoup d’industries lourdes comme la chimie ou la sidérurgie, il faudrait un prix bien plus élevé, parfois supérieur à 150 euros, pour que la décarbonation devienne économiquement viable.
« Le marché carbone aujourd’hui est à 60, 70 voire 80 euros la tonne de CO2. Et quand on est dans l’industrie, le procédé de décarbonation choisi n’est peut-être rentable qu’à 100, 120 ou 150 euros la tonne de CO2 émis. L’idée est donc de payer le complément »
explique-t-on au ministère français de l’Industrie.
Un potentiel de plusieurs dizaines de milliards d’euros
En versant des subventions calculées sur les émissions réellement évitées plutôt que sur les montants investis, ce mécanisme serait « plus vertueux » que les aides actuelles du Fonds européen pour l’innovation, estime Bercy. Il permettrait aussi de « payer la décarbonation d’aujourd’hui avec les futures recettes » du marché du carbone.
Les sommes en jeu sont colossales. Selon les estimations du gouvernement français, il faudrait mobiliser « entre 50 et 80 milliards d’euros » d’investissements publics et privés pour décarboner l’industrie lourde hexagonale. À l’échelle des 27 pays de l’UE, la Commission européenne table sur un besoin de financement total de « 600 ou 700 milliards d’euros ».
Une neutralité technologique revendiquée
Point important : la banque promue par Paris se veut ouverte à « toutes les technologies de décarbonation », du solaire thermique au nucléaire en passant par le captage de CO2. Une approche de « neutralité technologique » qui risque de faire grincer quelques dents, notamment chez les défenseurs des renouvelables.
Mais pour le gouvernement français, l’urgence climatique impose de ne fermer aucune porte. « On ne peut pas se payer le luxe d’exclure certaines solutions. Il faut mettre le paquet sur tous les leviers disponibles pour réduire rapidement nos émissions », assume-t-on à Bercy.
Un projet encore très incertain
Reste à convaincre les partenaires européens. Paris a transmis sa proposition à Bruxelles il y a un mois et compte la défendre lors des prochains conseils européens dédiés à l’énergie et à la compétitivité. Mais au-delà des divergences sur le mix énergétique, c’est le principe même d’une nouvelle institution qui risque de se heurter à des réticences.
Beaucoup de pays jugent en effet que l’UE dispose déjà de suffisamment d’outils pour financer la transition, entre le plan de relance, le Fonds pour l’innovation ou la future Banque du climat. Créer une énième structure pourrait compliquer un paysage déjà très touffu.
Un test pour l’ambition climatique de l’Europe
Malgré ces obstacles, l’idée française aura au moins le mérite de relancer le débat sur le financement de la décarbonation de l’industrie, parent pauvre des politiques climatiques européennes. Alors que les entreprises du Vieux Continent sont déjà pénalisées par la flambée des prix de l’énergie, elles peinent à investir pour réduire leur empreinte carbone, au risque de perdre en compétitivité face à des concurrents moins regardants.
Pour les aider à opérer une vraie bascule vers la sobriété, il faudra des mécanismes de soutien bien plus massifs et pérennes que les dispositifs existants. C’est tout l’enjeu de la future « loi sur l’industrie zéro émission nette » que la Commission doit présenter début 2025. La proposition de banque de décarbonation sera un premier test de l’ambition des Vingt-Sept en la matière. L’avenir climatique de l’Europe industrielle en dépend largement.