Imaginez vivre avec un secret si lourd qu’il vous étouffe pendant plus d’un quart de siècle. Au Kosovo, un homme a décidé de briser ce silence oppressant. Ramadan Nishori, 48 ans, est le premier homme à avoir publiquement révélé avoir été violé pendant la guerre de 1998-1999. Son témoignage, d’une rareté saisissante, met en lumière une réalité trop longtemps ignorée : les hommes aussi sont victimes de violences sexuelles en temps de guerre. Dans une société où le patriarcat impose de taire ces traumatismes, son courage ouvre une brèche vers la reconnaissance et la guérison.
Un Témoignage Historique dans un Contexte de Guerre
La guerre du Kosovo, opposant la rébellion albanaise aux forces serbes, a laissé des cicatrices profondes. Avec environ 13 000 morts, principalement albanais, ce conflit a aussi été marqué par des crimes d’une cruauté indicible. Parmi eux, les violences sexuelles, utilisées comme une arme pour semer la terreur. Si les estimations varient, certaines sources gouvernementales évoquent près de 20 000 victimes de viols perpétrés par les forces serbes. Pourtant, les témoignages restent rares, étouffés par la honte et les normes sociales.
Ramadan Nishori a vécu l’horreur en septembre 1998. Arrêté avec d’autres hommes à Drenas, il fut emmené dans un poste de police où il subit un interrogatoire brutal. Cette nuit-là, un policier serbe l’a violé. Un second a tenté de faire de même, mais un troisième est intervenu, le ramenant en cellule. Ce récit, livré avec une voix lourde à l’AFP, révèle non seulement la violence subie, mais aussi la solitude qui a suivi.
« Quand ce fut mon tour, vers minuit, deux policiers m’ont emmené aux toilettes, et l’un d’eux m’a violé. »
Ramadan Nishori, victime de viol pendant la guerre du Kosovo
Une Société Patriarcale qui Étouffe les Voix
Dans la culture kosovare, le viol est souvent perçu comme une atteinte à l’honneur familial plutôt qu’à l’intégrité de la victime. Cette vision, profondément enracinée, impose un silence pesant. Pour les hommes, l’aveu est encore plus tabou, car il remet en question les normes de masculinité. « Être victime de viol en temps de guerre reste synonyme d’un stigmate profondément ancré », explique un responsable d’une ONG de défense des droits humains.
Veprore Shehu, de l’ONG Medica Kosova, qui soutient les survivantes de viols, souligne cette réalité : « Le viol est vu comme une violation de l’honneur familial, pas comme une atteinte physique. » Cette organisation, basée dans le sud-ouest du Kosovo, a accompagné environ 600 femmes. Mais les hommes, comme Ramadan, restent souvent invisibles.
Chiffres clés :
- 13 000 morts pendant la guerre du Kosovo (1998-1999).
- 20 000 victimes estimées de viols par les forces serbes.
- 600 femmes aidées par Medica Kosova.
- 270 euros : pension mensuelle pour les victimes de violences sexuelles.
Le Courage de Parler : Un Acte Révolutionnaire
Pour Ramadan Nishori, prendre la parole n’a pas été une décision facile. Pendant 26 ans, il a porté ce secret, luttant contre des pensées suicidaires. « Je suffoquais. Je sortais de chez moi la nuit, avec l’envie de hurler », confie-t-il. Ce n’est qu’avec le soutien de sa famille et un suivi psychologique qu’il a trouvé la force de parler. Sa fille aînée, Flutura, étudiante en théâtre de 23 ans, a joué un rôle clé en encourageant son père à partager son histoire.
« Ce qui est arrivé à mon père doit être révélé, pour montrer que les hommes aussi ont été victimes de violence sexuelle. »
Flutura, fille de Ramadan Nishori
Ce soutien familial a été déterminant. « Ma famille m’a aidé à parler du crime que j’ai subi. Leur soutien a compté plus que tout », explique Ramadan. Aujourd’hui, il est reconnu dans la rue, souvent félicité pour son courage. Ces marques de soutien, comme une invitation à prendre un café, montrent que son témoignage commence à changer les mentalités.
Les Viols comme Arme de Guerre
Les violences sexuelles pendant la guerre du Kosovo n’étaient pas des actes isolés. Elles étaient systématiques, utilisées par les forces serbes pour terroriser les populations. Un rapport d’une ONG internationale de 2017 cite un déserteur serbe : « Violer était devenu aussi normal que de prendre une douche. » Cette normalisation de l’horreur montre à quel point le viol était une arme de guerre, visant à détruire les communautés albanaises.
Après la guerre, des femmes serbes et roms ont également été victimes d’agressions sexuelles, par vengeance. Ces crimes, bien que moins documentés, rappellent que la violence sexuelle touche toutes les communautés en temps de conflit. Pourtant, les victimes, hommes comme femmes, peinent à obtenir justice.
Un Soutien Institutionnel Timide
En 2014, le gouvernement kosovar a instauré une loi accordant une pension mensuelle de 270 euros aux victimes de violences sexuelles pendant la guerre. C’est une reconnaissance importante, mais insuffisante. Sur les milliers de victimes estimées, seules quelques centaines perçoivent cette aide. Ramadan Nishori sera le premier homme à en bénéficier, un symbole fort mais isolé.
Cette pension, bien que modeste, offre une forme de réparation. Cependant, le processus pour l’obtenir est souvent long et douloureux, décourageant de nombreuses victimes. De plus, la société continue de stigmatiser ceux qui osent parler, rendant l’accès à cette aide encore plus complexe.
Vers un Changement de Mentalités ?
Le témoignage de Ramadan Nishori est un tournant. En brisant le silence, il ouvre la voie à d’autres victimes, hommes et femmes, pour faire entendre leur voix. Son histoire montre que le courage individuel peut défier les normes oppressantes. Mais pour que ce changement soit durable, il faut un effort collectif.
Les ONG comme Medica Kosova jouent un rôle crucial en offrant un soutien psychologique et en sensibilisant la population. Les familles, comme celle de Ramadan, ont aussi un impact immense en brisant le cycle de la honte. Enfin, les institutions doivent renforcer leur accompagnement, en simplifiant l’accès aux réparations et en luttant contre les stigmates.
Que retenir de cette histoire ?
- Les viols de guerre touchent aussi les hommes, mais leur parole est rare.
- La société patriarcale impose un silence destructeur.
- Le soutien familial et psychologique est essentiel pour guérir.
- Les institutions doivent mieux accompagner les victimes.
Un Combat pour la Dignité
Ramadan Nishori ne cherche pas à poursuivre son agresseur en justice. Il pense que ce dernier est probablement à l’étranger, et il refuse de s’engager dans un processus douloureux. Son combat est ailleurs : il veut redonner de la dignité aux victimes et montrer que la honte n’a pas sa place. « Rien n’a changé au sein de notre famille depuis qu’il a révélé son secret. Ça reste notre père, peut-être juste encore plus fort », affirme Flutura.
Ce témoignage, poignant et universel, nous rappelle que les blessures de la guerre ne se limitent pas aux champs de bataille. Elles se prolongent dans les silences, les regards détournés, les nuits sans sommeil. Mais elles peuvent aussi être surmontées par la parole, le soutien et la résilience.
En racontant son histoire, Ramadan Nishori ne se contente pas de se libérer. Il trace un chemin pour d’autres, dans un Kosovo encore marqué par son passé, mais tourné vers un avenir où la vérité ne sera plus un fardeau.