Au cœur de l’Afrique de l’Est, le Kenya, souvent perçu comme un îlot de stabilité dans une région tumultueuse, traverse une crise sans précédent. Depuis l’arrivée au pouvoir de William Ruto en 2022, les espoirs de réformes démocratiques se sont envolés, remplacés par une répression brutale des manifestations. Comment un président promettant de mettre fin aux abus policiers en est-il arrivé à ordonner des tirs sur les pillards ? Cet article explore la descente du Kenya dans une spirale de violence et les enjeux pour sa démocratie.
Une Promesse de Réforme Brisée
Lors de son accession à la présidence, William Ruto s’était engagé à transformer le Kenya en une nation où la justice prévaudrait. Il avait notamment promis de mettre fin aux violences policières, un fléau historique dans le pays. En 2023, il dissout une brigade de police notoire, accusée d’exécutions extrajudiciaires, suscitant l’espoir d’un changement radical. « Aucun Kényan ne mourra dans des circonstances inexpliquées par le gouvernement », avait-il alors proclamé.
Pourtant, trois ans plus tard, ces engagements semblent appartenir à un passé lointain. Face à une vague de manifestations anti-gouvernementales, le président a radicalement changé de ton, adoptant une posture belliqueuse. Loin de calmer les tensions, ses récentes déclarations ont jeté de l’huile sur le feu, mettant en péril la stabilité du pays.
Une Vague de Contestations Inédite
Depuis l’année dernière, le Kenya est secoué par des manifestations d’une ampleur jamais vue. Ces rassemblements, portés principalement par la jeunesse, dénoncent la corruption, la hausse des taxes et la dérive autoritaire du gouvernement. Mais la réponse des autorités a été brutale. Selon les organisations de défense des droits humains, plus de 100 personnes ont perdu la vie dans ces affrontements, dont une fillette de 12 ans, tuée lors de la journée la plus meurtrière, le 7 juillet.
« C’est un ordre de tirer pour tuer », dénonce Otsieno Namwaya, directeur associé pour l’Afrique à Human Rights Watch.
Ce jour-là, les violences ont atteint un paroxysme, particulièrement dans les quartiers pauvres de la périphérie de Nairobi. Des affrontements entre jeunes manifestants et forces de l’ordre ont dégénéré, accompagnés de pillages dans plusieurs zones. La réponse du gouvernement ? Une autorisation explicite donnée à la police de tirer dans les jambes des pillards, une directive qui a choqué l’opinion publique.
Un Discours qui Inquiète
Les propos du président Ruto, loin de chercher l’apaisement, ont exacerbé les tensions. « Quiconque met le feu aux commerces et aux biens d’autrui devrait recevoir une balle dans la jambe, être transporté à l’hôpital et traduit en justice », a-t-il déclaré. Ces mots, prononcés sans détour, ont suscité une vague d’indignation dans un pays où la mémoire des abus policiers reste vive.
Un tournant autoritaire ? Les déclarations de Ruto rappellent à beaucoup les années sombres du régime de Daniel arap Moi (1978-2002), marquées par la répression brutale des opposants.
Les critiques ne se sont pas fait attendre. « Le président pète les plombs », titrait un quotidien kényan, tandis qu’un autre déplorait que le pays « sombre dans la tyrannie ». Pour beaucoup, ces déclarations marquent un tournant dans la gouvernance de Ruto, qui semble prêt à tout pour maintenir son pouvoir.
Retour des Enlèvements : Un Écho du Passé
Les parallèles avec l’ère Moi ne s’arrêtent pas aux discours. Les enlèvements, une pratique courante sous le régime autoritaire des années 1990, font un retour inquiétant. Selon les organisations de défense des droits humains, plus de 80 personnes auraient été enlevées par les forces de sécurité en l’espace d’un an. Si Ruto a nié ces allégations, affirmant que toutes les personnes disparues ont été « rendues à leurs familles », des dizaines de cas restent non résolus.
« Nous sommes au bord du gouffre », prévient Karuti Kanyinga, professeur à l’université de Nairobi. Pour cet expert, le Kenya risque de basculer dans une période de répression accrue, où la dissidence sera systématiquement écrasée. Cette dérive est d’autant plus préoccupante que le pays était jusqu’ici considéré comme un modèle de démocratie dans la région.
Une Rhétorique Guerrière au Sommet
La rhétorique agressive ne se limite pas au président. Des figures clés de son entourage, comme le ministre de l’Intérieur Kipchumba Murkomen, ont été filmées donnant des ordres explicites de « tirer pour tuer » lors des manifestations. Bien que le ministre ait ensuite tenté de minimiser ses propos, arguant qu’ils avaient été sortis de leur contexte, ces déclarations ont renforcé l’image d’un gouvernement prêt à employer la force létale pour maintenir l’ordre.
Un autre incident a marqué les esprits : le président de la Commission de la défense de l’Assemblée nationale a publiquement appelé à « tirer pour tuer » lors des manifestations, sans la moindre retenue. Ces prises de position, loin d’être isolées, reflètent une radicalisation du discours officiel.
Saba Saba : Un Symbole Détourné
Le 7 juillet, journée de commémoration de Saba Saba (« sept, sept » en swahili), est un moment clé dans l’histoire kényane. Ce jour marque le soulèvement pro-démocratie de 1990, qui avait conduit à la fin du système de parti unique. Mais en 2025, cette date symbolique a été entachée par des violences. Alors que certaines régions du pays sont restées calmes, la périphérie de Nairobi a été le théâtre d’affrontements sanglants, marqués par des pillages et une répression policière brutale.
« Ruto a défendu la police sans dire un mot pour les victimes », déplore Hussein Khalid, défenseur des droits humains.
Pour beaucoup, cette journée a marqué un point de non-retour. Les organisations internationales, comme le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU, se sont dites « très perturbées » par les morts survenues lors des manifestations. Elles rappellent que le recours à la force létale doit être strictement limité, conformément au droit international.
Une Démocratie en Danger ?
Le Kenya, longtemps salué comme un modèle de stabilité, semble aujourd’hui au bord de l’implosion. Les accusations de tyrannie se multiplient, et les défenseurs des droits humains parlent d’un retour aux pratiques autoritaires du passé. « La force est utilisée pour faire taire la dissidence », affirme Hussein Khalid, avant d’ajouter : « C’est le b.a.-ba d’une dictature. »
Indicateur | Chiffres Clés |
---|---|
Morts lors des manifestations | Plus de 100 |
Enlèvements signalés | Plus de 80 |
Journée la plus meurtrière | 7 juillet 2025 (38 morts) |
Ce tableau illustre l’ampleur de la crise. Les chiffres, bien que glaçants, ne racontent qu’une partie de l’histoire. Derrière chaque statistique se trouvent des familles brisées, des jeunes désillusionnés et une nation qui s’interroge sur son avenir.
Que Peut-on Attendre de l’Avenir ?
Le durcissement du régime de Ruto soulève des questions cruciales. Le Kenya peut-il retrouver le chemin de la stabilité, ou s’engage-t-il dans une période de répression prolongée ? Pour Karuti Kanyinga, la réponse dépendra de la capacité de la société civile et des institutions internationales à faire pression sur le gouvernement. Mais pour l’instant, les perspectives restent sombres.
Les organisations de défense des droits humains appellent à une enquête indépendante sur les violences et les enlèvements. Elles demandent également que les responsables soient tenus pour responsables, y compris au plus haut niveau de l’État. Mais face à un président qui semble déterminé à consolider son pouvoir, ces appels risquent de rester lettre morte.
Les leçons du passé : Le Kenya a déjà traversé des périodes de troubles, mais la résilience de sa société civile et de ses institutions démocratiques a souvent permis de surmonter les crises. Cette fois-ci, l’enjeu est de taille.
En attendant, les Kényans continuent de descendre dans la rue, bravant la peur et la répression. Leur combat, porté par une jeunesse déterminée, rappelle que la lutte pour la démocratie est loin d’être terminée. Mais à quel prix ?