Imaginez une route encombrée, deux fois une voie, où les camions se traînent pendant des heures entre Nairobi et l’ouest du Kenya. C’est le quotidien de millions de Kényans. Vendredi dernier, le président William Ruto a lancé un chantier qui pourrait tout changer : plus de 200 kilomètres d’autoroutes modernes, pour un coût astronomique de 1,5 milliard de dollars. Et c’est un consortium chinois qui a décroché le contrat.
Un projet colossal financé autrement que par la dette classique
Ce n’est pas un nouvel emprunt. Le Kenya a choisi la formule du partenariat public-privé (PPP). Les entreprises construisent, exploitent la route pendant une trentaine d’années via des péages, puis la restituent à l’État. Une solution présentée comme la moins douloureuse pour un pays déjà écrasé par sa dette.
William Ruto l’a martelé lors de la cérémonie de lancement : attendre le budget national aurait pris « toute une vie », emprunter davantage aurait alourdi le fardeau, taxer plus aurait asphyxié les ménages. Ne rien faire ? Inacceptable pour un président qui promet la croissance à tout prix.
« Si nous avions attendu le budget national, nous aurions attendu toute une vie. Si nous avions emprunté, nous aurions augmenté notre fardeau de la dette. Si nous avions taxé davantage, nous aurions mis les familles sous pression. Et si nous n’avions rien fait, nous aurions cédé à la stagnation. »
William Ruto, président du Kenya
Un endettement record qui inquiète
Le Kenya traîne une dette publique de plus de 92,4 milliards de dollars, soit 67,4 % de son PIB. Un chiffre vertigineux pour la première économie d’Afrique de l’Est. Et parmi les créanciers, la Chine occupe une place de choix.
En août 2025, Nairobi devait encore 4,7 milliards de dollars à Pékin. Une grande partie provient du fameux chemin de fer SGR (Standard Gauge Railway), inauguré en 2017 et financé à hauteur de 5 milliards de dollars par l’Empire du Milieu. Ce train relie le port de Mombasa à Nairobi, puis jusqu’à Naivasha. C’est, à ce jour, le projet le plus cher de l’histoire kényane depuis l’indépendance.
Malgré les critiques récurrentes sur le « piège de la dette » chinoise en Afrique, le Kenya continue de signer avec Pékin. En octobre dernier, les deux pays ont même restructuré 3,5 milliards de dollars de dette libellée en renminbi, permettant au Kenya d’économiser environ 215 millions de dollars par an en remboursements.
Des axes stratégiques à moderniser d’urgence
Le projet concerne plusieurs tronçons très fréquentés reliant Nairobi à Kisumu et à la frontière ougandaise. Aujourd’hui, ces routes sont souvent saturées, dangereuses, et freinent le commerce régional. Élargir à quatre ou six voies, supprimer les bouchons, réduire les accidents : tels sont les objectifs affichés.
Ces axes font partie du corridor nord, vital pour le transport des marchandises vers l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi et même la RDC. Une amélioration significative pourrait booster l’ensemble de l’économie est-africaine.
Les principaux tronçons concernés :
- Nairobi – Nakuru
- Nakuru – Kisumu
- Kisumu – frontière ougandaise (Malaba/Busia)
Plus de 200 km au total, avec des sections à 4 ou 6 voies et des échangeurs modernes.
Le précédent français : pourquoi Vinci a été écarté
Ce n’est pas la première fois que ce projet fait parler de lui. En 2020, un consortium emmené par le géant français Vinci avait remporté l’appel d’offres. Le contrat avait même été signé en grande pompe à Paris en présence d’Emmanuel Macron et de l’ancien président Uhuru Kenyatta.
Mais quelques années plus tard, le Kenya a purement et simplement annulé cet accord. Officiellement pour des questions de financement et de calendrier. Officieusement, beaucoup y voient la conséquence du changement de majorité en 2022 et de la volonté de William Ruto de privilégier d’autres partenaires.
Le choix du consortium chinois a donc surpris, voire choqué certains observateurs. Pourtant, pour le gouvernement actuel, le modèle PPP proposé par les entreprises chinoises était plus avantageux et plus rapide à mettre en œuvre.
Le modèle PPP : solution miracle ou nouveau piège ?
Sur le papier, le partenariat public-privé évite l’endettement immédiat. L’État ne paie pas tout de suite. Ce sont les usagers qui financeront les travaux via les péages pendant trente ans.
Mais les critiques ne manquent pas. Les péages risquent d’être élevés, pénalisant les transporteurs et, in fine, les consommateurs. Et si le trafic est inférieur aux prévisions, qui comblera le manque à gagner ? Dans plusieurs pays africains, des projets similaires ont fini par être renégociés au désavantage du pays hôte.
Le Kenya marche sur une corde raide : moderniser ses infrastructures sans aggraver sa situation financière déjà critique. Le succès ou l’échec de ce projet routier sera scruté de près, non seulement à Nairobi, mais dans toute l’Afrique subsaharienne.
La Chine, partenaire incontournable en Afrique
Pékin est devenu en vingt ans le premier bailleur de fonds du continent. Ports, chemins de fer, barrages, stades, routes : les chantiers chinois sont partout. Le Kenya n’est qu’un exemple parmi d’autres.
Les accusations de « diplomatie du piège de la dette » reviennent régulièrement. La Chine dément fermement et met en avant des conditions souvent plus souples que celles du FMI ou de la Banque mondiale : moins de conditions politiques, décaissements rapides.
Pour beaucoup de dirigeants africains, c’est un argument décisif. Même quand la dette devient insoutenable, comme au Kenya, la coopération continue. La restructuration d’octobre 2025 en est la preuve : on renegocie, on étale, mais on ne rompt pas.
Et maintenant ?
Les travaux ont officiellement commencé. Les premières sections devraient être livrées d’ici trois à cinq ans. D’ici là, les Kényans continueront de slalomer entre les nids-de-poule et les camions surchargés.
Mais ce projet routier est plus qu’un simple chantier. C’est un pari économique, politique et géopolitique. Réussira-t-il à désengorger le pays sans l’asphyxier financièrement ? La réponse, dans quelques années, sera lourde de conséquences pour toute la région.
En attendant, une chose est sûre : la route du Kenya vers la modernité passe, une fois de plus, par Pékin.









