Une voix s’élève dans l’obscurité, celle d’une fillette palestinienne appelant à l’aide, figée dans un enregistrement qui hante. Cette voix, c’est celle de Hind Rajab, au cœur du dernier film de Kaouther Ben Hania, une réalisatrice tunisienne qui transforme des réalités douloureuses en œuvres cinématographiques bouleversantes. À 48 ans, elle s’impose comme une figure incontournable du cinéma mondial, mêlant fiction et réalité pour questionner des vérités dérangeantes. Son parcours, jalonné de films audacieux, illustre une quête incessante de justice et de vérité, portée par une sensibilité unique.
Une cinéaste au cœur des blessures du monde
Kaouther Ben Hania ne choisit pas ses sujets au hasard. Ses films, ancrés dans des réalités sociétales et politiques, explorent les fractures humaines avec une audace rare. De la radicalisation en Tunisie aux cris de détresse à Gaza, elle pose sa caméra là où la douleur est vive, là où les silences sont assourdissants. Son approche, à la croisée du documentaire et de la fiction, déconstruit les récits pour mieux révéler des vérités universelles.
The Voice of Hind Rajab : un cri universel
En lice pour le Lion d’or à la Mostra de Venise 2025, The Voice of Hind Rajab est une œuvre qui marque les esprits. Le film s’appuie sur les appels désespérés d’une fillette palestinienne de cinq ans, Hind Rajab, au Croissant-Rouge, avant qu’elle ne soit retrouvée morte dans une voiture criblée de balles à Gaza en janvier 2024. Ce drame, où des soldats israéliens sont pointés du doigt, devient sous l’objectif de Ben Hania un symbole de l’impuissance face à la violence.
« Lorsque j’ai entendu la voix d’Hind Rajab, c’était la voix de Gaza qui appelait à l’aide, et personne ne pouvait entrer. »
Kaouther Ben Hania, à la Mostra de Venise
Ce film, construit avec une intensité dramatique, ne se contente pas de relater les faits. Il interroge : comment une voix d’enfant peut-elle résonner si fort et pourtant rester sans réponse ? La réalisatrice franco-tunisienne y répond par un montage poignant, où chaque plan semble porter le poids d’une tragédie collective.
Les Filles d’Olfa : un regard intime sur la radicalisation
Avant The Voice of Hind Rajab, Kaouther Ben Hania avait déjà secoué le monde du cinéma avec Les Filles d’Olfa, récompensé par un César du documentaire en 2024. Ce film explore la radicalisation de deux jeunes Tunisiennes à travers les témoignages de leur mère et de leurs sœurs, mêlés à des scènes rejouées par des actrices. Cette hybridation entre réalité et mise en scène permet à la réalisatrice de plonger dans la complexité des dynamiques familiales et sociales.
Le sujet est brûlant : comment une famille peut-elle être déchirée par l’extrémisme ? Ben Hania ne juge pas, elle observe. Elle donne la parole aux proches, laissant leurs émotions brutes percer l’écran. Ce choix narratif audacieux a valu au film une reconnaissance internationale, confirmant le talent de la cinéaste pour capter l’humain dans ses contradictions.
Les Filles d’Olfa en quelques points clés :
- Exploration de la radicalisation à travers une famille tunisienne.
- Mélange innovant de documentaire et de fiction.
- Récompensé par un César du documentaire en 2024.
- Une réflexion universelle sur les fractures sociétales.
Un parcours marqué par l’audace
Née en 1977 à Sidi Bouzid, une ville tunisienne sans salle de cinéma, Kaouther Ben Hania grandit dans ce qu’elle appelle la « génération VHS », bercée par les films bollywoodiens. Loin des projecteurs, elle découvre le cinéma à Tunis, où elle abandonne ses études commerciales pour rejoindre la fédération tunisienne des cinéastes amateurs. Ce choix marque le début d’une carrière où l’instinct et la passion priment.
Installée à Paris, elle affine son art à la Fémis, prestigieuse école de cinéma, avant de se lancer dans des projets qui défient les conventions. Ses premiers courts-métrages posent les bases d’un style qui refuse les étiquettes, oscillant entre documentaire et fiction. Cette liberté créative devient sa signature.
La Belle et la Meute : une dénonciation viscérale
En 2017, La Belle et la Meute, présenté à Cannes, révèle Kaouther Ben Hania au grand public. Ce thriller suit Mariam, une jeune femme victime d’un viol par des policiers, et sa lutte pour faire entendre sa voix dans un système oppressif. Tourné en neuf plans-séquences, le film capte l’urgence et la tension d’une nuit cauchemardesque, offrant une critique cinglante des abus de pouvoir.
Ce choix de mise en scène, immersif et implacable, traduit la volonté de la réalisatrice de placer le spectateur au plus près de l’expérience de la victime. Le film devient un cri contre l’injustice, porté par une esthétique qui refuse le compromis.
Une voix pour la Tunisie et au-delà
Kaouther Ben Hania s’inscrit dans une nouvelle vague de cinéastes tunisiens, aux côtés de figures comme Erige Sehiri. Sous la dictature de Zine El Abidine Ben Ali, ses films n’auraient jamais vu le jour. Aujourd’hui, soutenue par la Tunisie, elle aborde des sujets tabous, de la radicalisation à l’exil, avec une liberté retrouvée.
En 2021, elle marque l’histoire en représentant la Tunisie aux Oscars avec L’Homme qui a vendu sa peau. Ce film, qui suit un Syrien transformé en œuvre d’art vivante pour échapper à sa condition, explore les thèmes de l’exil et de la marchandisation du corps. Une fois encore, Ben Hania brouille les frontières entre réalité et fiction, offrant une réflexion universelle sur la dignité humaine.
Un cinéma qui défie et interpelle
Ce qui distingue Kaouther Ben Hania, c’est sa capacité à transformer des récits personnels en questionnements universels. Ses films ne se contentent pas de raconter : ils provoquent, dérangent, obligent à regarder. Qu’il s’agisse de la radicalisation dans Les Filles d’Olfa, des abus de pouvoir dans La Belle et la Meute, ou de la tragédie de Gaza dans The Voice of Hind Rajab, chaque œuvre est un appel à l’action.
À Venise, elle n’a pas hésité à interpeller le public sur la situation à Gaza, dénonçant un « massacre » et plaidant pour l’arrêt des violences contre les enfants. Cette prise de position, loin d’être isolée, reflète son engagement à utiliser le cinéma comme un outil de changement.
Film | Année | Thème principal | Récompense/Distinction |
---|---|---|---|
La Belle et la Meute | 2017 | Abus de pouvoir | Présenté à Cannes |
L’Homme qui a vendu sa peau | 2020 | Exil et dignité | Nommé aux Oscars |
Les Filles d’Olfa | 2023 | Radicalisation | César du documentaire |
The Voice of Hind Rajab | 2025 | Conflit à Gaza | En lice pour le Lion d’or |
Vers les Oscars 2026
La Tunisie a déjà présélectionné The Voice of Hind Rajab pour les Oscars 2026, un signe de confiance dans le potentiel de l’œuvre. Prévu pour une sortie en salles le 17 septembre 2025 dans le pays, le film pourrait bien confirmer la place de Kaouther Ben Hania parmi les cinéastes les plus influents de sa génération. Son regard, à la fois intime et universel, continue de repousser les limites du cinéma.
En explorant des thèmes aussi variés que la radicalisation, l’exil, ou les injustices systémiques, Kaouther Ben Hania ne se contente pas de filmer : elle donne une voix à ceux qui en sont privés. Son cinéma, à la croisée des genres, est une invitation à réfléchir, à ressentir, et surtout, à agir.