Et si les meilleurs économistes n’étaient plus dans les grandes banques, mais dispersés parmi des milliers d’anonymes qui misent de l’argent réel sur l’avenir ? Une plateforme américaine vient de porter un coup sérieux à cette idée en annonçant simultanément la création d’un véritable institut de recherche et la supériorité statistique très nette de ses prévisions sur celles du consensus des grandes maisons de Wall Street.
Quand une plateforme de paris devient une usine à connaissance économique
Le 22 décembre 2025, une annonce discrète mais lourde de sens a traversé le petit monde de la finance alternative : la plateforme de marchés de prédiction réglementée Kalshi lançait officiellement Kalshi Research, une structure interne dédiée à l’exploitation scientifique de l’énorme quantité de données générée par ses marchés.
Derrière ce nom plutôt austère se cache une ambition considérable : transformer des milliards de dollars de positions spéculatives en signal prévisionnel structuré, documenté et utilisable par les chercheurs, les décideurs publics et les entreprises.
Un trésor de données encore largement inexploité
Les marchés de prédiction fonctionnent sur un principe simple mais puissant : quand les gens doivent engager de l’argent réel sur une affirmation future (« l’inflation sera-t-elle supérieure à 3,2 % ? »), leurs biais cognitifs s’affaiblissent considérablement face à la perspective de gain ou de perte.
Il en résulte un prix (compris entre 1¢ et 99¢) qui représente la probabilité collective la plus honnête possible étant donné l’information disponible à un instant T.
Kalshi affirme aujourd’hui détenir le plus grand et le plus détaillé ensemble de données de marchés de prédiction au monde. Ordres d’achat/vente, carnet d’ordres, évolution des positions, volumes, liquidité par contrat, comportement en fonction des annonces macroéconomiques… l’ensemble constitue une mine d’informations sur la manière dont l’intelligence collective réagit aux nouvelles économiques.
L’étude choc : +40 % de précision sur l’inflation
Pour inaugurer son nouveau pôle recherche, la société a publié une étude interne comparant systématiquement ses propres probabilités implicites d’inflation avec le consensus Bloomberg des économistes de Wall Street.
« Sur l’ensemble des publications d’inflation des 24 derniers mois, les prévisions du marché Kalshi ont présenté une erreur moyenne absolue 40 % inférieure à celle du consensus des économistes professionnels. »
Le résultat devient encore plus impressionnant quand on zoome sur les périodes de forte volatilité ou de « chocs » (changements brutaux par rapport aux attentes) : l’écart grimpe alors à 50 % d’erreur en moins en moyenne.
Concrètement, une semaine avant la publication des chiffres officiels d’inflation, le marché Kalshi se trompait moins que Wall Street dans 85 % des cas. Un score qui interpelle quand on connaît la quantité de ressources (salaires à six chiffres, accès privilégié à l’information, modèles économétriques sophistiqués, équipes entières) mobilisées par les grandes banques pour produire ces mêmes prévisions.
Pourquoi les marchés battent-ils les experts en période de stress ?
Plusieurs hypothèses circulent dans la communauté pour expliquer cette supériorité contre-intuitive :
- La peur de perdre de l’argent est un meilleur dé-biaisant que n’importe quel processus de comitologie interne
- Le marché agrège des milliers de modèles mentaux différents au lieu d’un seul (même excellent)
- Les participants aux marchés de prédiction sont souvent plus spécialisés sur un petit nombre de sujets que les économistes généralistes des grandes banques
- Le mécanisme d’incitation est permanent et immédiat (P&L en temps réel)
- Le marché peut intégrer instantanément des informations non-publiables officiellement (rumeurs crédibles, signaux de marché, données privées sectorielles)
Ces éléments combinés créent ce que les spécialistes appellent l’effet sagesse des foules, mais seulement quand les conditions de la foule sont réunies : diversité des participants, indépendance des jugements, décentralisation et mécanisme d’agrégation efficace.
Une stratégie à plusieurs étages très ambitieuse
Derrière cette communication très étudiée, plusieurs observateurs voient se dessiner une stratégie en quatre actes :
- Devenir la source de données de référence incontestée pour l’analyse des prévisions macroéconomiques
- Attirer dans une relation durable les meilleures universités et laboratoires (les noms Harvard, Stanford, Yale, Chicago déjà cités sont un signal fort)
- Créer un cercle vertueux : plus il y a de papiers académiques de qualité qui citent Kalshi comme source fiable → plus l’image de sérieux et de scientificité augmente → plus les gros capitaux institutionnels acceptent de participer aux marchés → plus la liquidité et la fiabilité des prix s’améliorent → plus les papiers académiques sont convaincants
- Transformer cette légitimité scientifique en bouclier réglementaire (« Nous ne sommes pas un casino, nous sommes un outil de prévision utilisé par les meilleures universités mondiales »)
La conférence qui veut faire date
En parallèle du lancement du pôle recherche, Kalshi organise la toute première Prediction Market Conference, un événement qui se veut à la fois académique et professionnel.
Le programme promet des présentations de travaux récents, des panels avec des chercheurs de premier plan, des discussions sur les limites méthodologiques des marchés de prédiction, et probablement beaucoup de networking entre quants, académiques et régulateurs.
Le simple fait qu’une telle conférence existe et soit portée par un acteur commercial aussi agressif marque un tournant symbolique : les marchés de prédiction veulent passer du statut de curiosité un peu marginale à celui d’instrument d’analyse économique reconnu et enseigné.
Quel avenir pour l’intelligence collective en finance ?
Si les résultats présentés par Kalshi se confirment sur d’autres classes d’actifs et sur des horizons plus longs, plusieurs conséquences possibles se dessinent :
- Les desks macro des grandes banques pourraient être amenés à intégrer systématiquement les cotations des marchés de prédiction comme input de leurs modèles
- Les banques centrales elles-mêmes pourraient regarder plus attentivement ces signaux (la Fed de New York suit déjà très discrètement certains marchés depuis plusieurs années)
- De nouvelles méthodes statistiques pourraient émerger pour extraire le signal le plus pur possible du bruit inhérent aux marchés de prédiction
- La frontière entre trading spéculatif, recherche académique et conseil stratégique aux entreprises risque de devenir extrêmement poreuse
- La légitimité scientifique pourrait devenir le principal avantage concurrentiel entre les différentes plateformes de prédiction (Kalshi vs Polymarket vs autres acteurs émergents)
Nous assistons peut-être aux prémices d’une nouvelle façon de produire de la connaissance économique : non plus par le haut (experts accrédités → modèles → prévisions), mais par le bas (incitations financières décentralisées → prix → probabilités agrégées → connaissance distribuée).
Le chemin reste long et parsemé d’embûches réglementaires, méthodologiques et culturelles. Mais pour la première fois, un acteur majeur du secteur ne se contente plus de dire que les marchés de prédiction sont « potentiellement utiles » : il apporte des chiffres, organise une conférence internationale, ouvre ses données aux chercheurs et affirme sans complexe que, sur l’un des sujets macroéconomiques les plus scrutés au monde, ses prix battent le consensus professionnel de très loin.
La balle est désormais dans le camp des économistes traditionnels, des régulateurs… et des investisseurs qui devront décider s’ils veulent continuer à ignorer ce signal ou s’ils ont intérêt à apprendre à le lire.
À suivre de très près en 2026.









